Le solipsisme représente en quelque sorte l’unique
horizon de l’individualisme ainsi décrit. C’est pourquoi l’objet de la critique
porte inlassablement sur l’égoïsme et l’hédonisme de l’homme contemporain. Deux
exemples sont donnés comme symptomatiques des métamorphoses de
l’individualisme. Pour mesurer « les ambiguïtés statutaires » de
l’enfant et de l’adolescent, « cet individu qui n’en est pas un »
mais qui s’affiche en constante opposition avec l’appareil scolaire, l’autorité
de la famille et finalement les valeurs de la collectivité elle-même, le texte
fait allusion à la « sécession culturelle des jeunes » (D, 137). Évidemment, la notion – au mieux démographique et biologique – de
jeunes n’est pas questionnée. Au
lieu de saisir les clivages sociaux qui potentiellement la traversent, la
démonstration ne retient qu’une mythologie d’époque : « L’évolution de ses
formes d’expression, de la rupture rimbaldienne à l’affirmation emblématique
dans les années cinquante et soixante d’un langage musical à part » (138).
Le rock’n roll comme le rap, la techno-music ou le hip-hop
(mais je dois sûrement dater moi-même avec mes références, lecteur, sois
indulgent…). Il ne s’agit pas de nier le rôle critique que jouent toutes formes
de subculture ou de contre-culture. La question est de savoir si l’on peut
fonder sur de tels faits la preuve des paradoxes de l’individualisme
contemporain et en tirer des déductions politiques sur l’école, la famille, la
démocratie elle-même. En vérité, l’exemple s’explique par ce qu’il exhume
d’aspects inédits d’une « dissidence » (id.) et d’un « écart » (139). L’autre figure incarnée de
l’individualisme, plus discrètement traitée, concerne « la personnalité
ultracontemporaine » dans son rapport au temps, et à la séduction du
changement qui fait naître « une incertitude radicale sur la continuité et
la consistance de soi » (257). L’auteur traduit en termes
psychopathologiques et métaphysiques ce que Gilles Lipovestky appelait
« l’empire de l’éphémère » en se focalisant sur le cas de la mode
dans les sociétés modernes. C’est précisément ce référent que Gauchet utilise :
« J’étais cela, donc il faut que je me reprenne pour me faire autre chose,
avant de devoir demain passer encore ailleurs (en commençant par me faire une
nouvelle tête : l’expression élémentaire de cette autoconstitution dans la
variation, c’est l’esthétique du look). » (257) Puisqu’il est question d’autoconstitution, est-ce à dire que l’esthétique du look participe à son
niveau de la définition et de la généalogie du sujet moderne ? Celles-ci
dépendraient entièrement de l’opposition de l’être et de l’apparaître telle
qu’en dernier lieu l’apparaître a entièrement absorbé l’être. Là où on a
affaire pour l’essentiel à une sémiotique, le code et sa valeur ne sont pas
reconnus mais transmués en pure essence de la personne. Plus exactement,
l’essence cache le code en sa relativité sémiologique, culturelle et
sociologique. On peut penser que ces deux exemples répondent à une vue
stéréotypée, et qu’à la place d’une observation authentiquement critique de la
société contemporaine, ils transmettent une idéologie. Mais ils ont au moins
l’avantage d’exhiber les limites de l’explication par l’individualisme. Comme
tant d’autres figures énumérées dans La Démocratie contre elle-même, ils illustrent « un air du
temps » (230). L’approximation prend rang parmi les catégories de la
chronologie et la représentation de l’histoire qui se dispensaient de dates (« parages »
/ « moment »). C’est devenu désormais une météorologie des phénomènes.