Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 10 mai 2017

LE VIDE PRÉSENT (XXIX. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Le solipsisme représente en quelque sorte l’unique horizon de l’individualisme ainsi décrit. C’est pourquoi l’objet de la critique porte inlassablement sur l’égoïsme et l’hédonisme de l’homme contemporain. Deux exemples sont donnés comme symptomatiques des métamorphoses de l’individualisme. Pour mesurer « les ambiguïtés statutaires » de l’enfant et de l’adolescent, « cet individu qui n’en est pas un » mais qui s’affiche en constante opposition avec l’appareil scolaire, l’autorité de la famille et finalement les valeurs de la collectivité elle-même, le texte fait allusion à la « sécession culturelle des jeunes » (D, 137). Évidemment, la notion – au mieux démographique et biologique – de jeunes n’est pas questionnée. Au lieu de saisir les clivages sociaux qui potentiellement la traversent, la démonstration ne retient qu’une mythologie d’époque : « L’évolution de ses formes d’expression, de la rupture rimbaldienne à l’affirmation emblématique dans les années cinquante et soixante d’un langage musical à part » (138). Le rock’n roll comme le rap, la techno-music ou le hip-hop (mais je dois sûrement dater moi-même avec mes références, lecteur, sois indulgent…). Il ne s’agit pas de nier le rôle critique que jouent toutes formes de subculture ou de contre-culture. La question est de savoir si l’on peut fonder sur de tels faits la preuve des paradoxes de l’individualisme contemporain et en tirer des déductions politiques sur l’école, la famille, la démocratie elle-même. En vérité, l’exemple s’explique par ce qu’il exhume d’aspects inédits d’une « dissidence » (id.) et d’un « écart » (139). L’autre figure incarnée de l’individualisme, plus discrètement traitée, concerne « la personnalité ultracontemporaine » dans son rapport au temps, et à la séduction du changement qui fait naître « une incertitude radicale sur la continuité et la consistance de soi » (257). L’auteur traduit en termes psychopathologiques et métaphysiques ce que Gilles Lipovestky appelait « l’empire de l’éphémère » en se focalisant sur le cas de la mode dans les sociétés modernes. C’est précisément ce référent que Gauchet utilise : « J’étais cela, donc il faut que je me reprenne pour me faire autre chose, avant de devoir demain passer encore ailleurs (en commençant par me faire une nouvelle tête : l’expression élémentaire de cette autoconstitution dans la variation, c’est l’esthétique du look). » (257) Puisqu’il est question d’autoconstitution, est-ce à dire que l’esthétique du look participe à son niveau de la définition et de la généalogie du sujet moderne ? Celles-ci dépendraient entièrement de l’opposition de l’être et de l’apparaître telle qu’en dernier lieu l’apparaître a entièrement absorbé l’être. Là où on a affaire pour l’essentiel à une sémiotique, le code et sa valeur ne sont pas reconnus mais transmués en pure essence de la personne. Plus exactement, l’essence cache le code en sa relativité sémiologique, culturelle et sociologique. On peut penser que ces deux exemples répondent à une vue stéréotypée, et qu’à la place d’une observation authentiquement critique de la société contemporaine, ils transmettent une idéologie. Mais ils ont au moins l’avantage d’exhiber les limites de l’explication par l’individualisme. Comme tant d’autres figures énumérées dans La Démocratie contre elle-même, ils illustrent « un air du temps » (230). L’approximation prend rang parmi les catégories de la chronologie et la représentation de l’histoire qui se dispensaient de dates (« parages » / « moment »). C’est devenu désormais une météorologie des phénomènes.