L’hypothèse métaphysique de la religion ouvre
et sous-tend chez Gauchet la catégorie du sujet. Jusqu’à l’avènement d’une
historicité essentielle, c'est-à-dire avant tout d’une essentialisation de l’histoire,
la cohésion sociale semble d’avance réalisée. Elle s’inscrit entièrement dans
l’ordre du présupposé. Elle n’a donc nullement besoin d’être mise en question.
En revanche, avec la dissolution progressive du religieux, elle doit être
intégralement repensée. Une question inaugurale s’impose : « À
quelles conditions une société tient-elle ensemble ? » (D, 41), et l’idée d’une histoire du sujet lui est entièrement corrélée.
Plus exactement, interroger ces mêmes conditions revient à « comprendre en
quoi il peut y avoir quelque chose comme un sujet » (42). En somme, dans
l’un et l’autre cas, il s’agit du même problème envisagé sous deux angles
différents. Un premier essai de définition maintient la bipartition
chronologique entre un avant et un après : « La subjectivité est un
produit typique de la modernité. Elle est, pour être tout à fait exact, le
résultat spécifique de la sortie de la religion. C’est dans cette lumière que
je propose de redéfinir le sujet. Il me semble que ce foyer permet de donner au
concept à la fois une extension et une précision où il trouve sa pleine
justification. » (C, 197) Et de nouveau plus loin : « Sujet
est le concept qui me semble nommer de manière appropriée ce mode d’être inédit
de l’humain en général qui résulte de la sortie de la religion. » (C, 197) Autrement dit, l’extension et la précision du terme ne lui
confèrent d’opérativité conceptuelle qu’à condition de lui ôter dans l’immédiat
toute forme d’universalité. Le sujet se produit comme événement, il repose sur une coupure historique dont on peut toujours à titre
rétroactif percevoir les premiers linéaments. Mais avant que d’être relié à une
interprétation personnelle d’ordre religieux, le concept à construire procède
d’un appariement stéréotypé : s’il est vrai que le sujet est une catégorie
de la modernité, de quelle modernité s’agit-il ? Le texte convoque une
désignation englobante et unifiée, la modernité comme
synonyme du monde et des temps modernes. Il laisse donc aussitôt échapper la problématisation du concept, amalgame
classique des modernités, politique, scientifique, technique, artistique, etc. Seule
importe ici la certitude d’une notion apte à décrire le passage du règne de
l’hétéronomie au règne de l’autonomie. Gauchet en distingue trois phases :
(i) entre 1500 et 1650, l’émergence de l’État-nation « imprimant dans la
forme même du lien politique la déliaison du ciel et de la terre » (D, 336) ; au cours des XVIIe et XVIIIe
siècles, « l’explicitation juridique des fondements » (337) de cette
forme advenue avec l’État moderne qui se traduit par le développement des
philosophies jusnaturalistes et la figure de l’individu de droit ; (iii) à
l’époque des Lumières et à partir de la Révolution française, le schéma
rationaliste de la conscience historique. En résumé, « l’histoire de la modernité
est l’histoire du déploiement de chacun de ces trois vecteurs »
(338) : politique, droit, histoire. Elle se concentre unilatéralement sur
l’Occident, l’Europe et la France. Elle demeure attachée à un modèle de
l’individuation comme individualisation.