Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 10 mai 2017

INDIVIDUALISMES : TROIS STADES (XXVIII. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Ainsi l’homme du lien n’est-il en premier lieu qu’une représentation : un modèle anthropologique dont l’individualisme constitue le cadre à la fois théorique et idéologique. En la matière, et pour clarifier les enjeux, il convient d’obéir à une distinction de méthode. Par individualisme on considérera « une acception fondamentale » attachée « au principe de légitimité en vigueur dans nos sociétés » : l’intrication de l’idée de droit et de l’idée d’individu ; une « acception descriptive » associée plus généralement « au phénomène de la privatisation » (D, 235). C’est de la confusion des deux plans, dont le premier qui ressortit à une postulation – « l’individualisme théorique des classiques » (115) – et le deuxième à la matérialité d’un processus socio-historique, motivant une littérature tantôt apologétique tantôt dénonciatrice. Gauchet réserve entre les deux un « jeu […] autrement plus complexe » (236), écart de l’ordre principiel à l’ordre réel auquel se mesure la manière dont la question du sujet fait sens. L’auteur prend en compte trois stades importants d’évolution de l’individualisme. Celui qui correspond d’abord sous l’Ancien Régime et l’épisode révolutionnaire au « dégagement théorique de l’individu abstrait » (341). S’il s’agit bien d’instaurer la logique du droit, en revanche, cet individualisme est « insuffisamment ancré dans le réel » (id.), et son histoire se résume au passage de l’abstrait vers le concret. Jusqu’en 1945 règne une « constitution pratique » (id.) de l’individu dont l’existence est reconnue juridiquement mais toute aussi vite niée au profit de « la dynamique collective » (342). La dernière période se caractérise par deux faits majeurs : la dissolution d’anciennes « dépendances domestiques », le développement de la société de consommation qui par l’accent porté sur l’abondance et le bien-être aboutit à une « personnalisation dans le conformisme » (id.) des individus. Il est un donc d’abord un idéalisme et un pragmatisme de l’individu. Il existe ensuite un moralisme de l’individu qui tient à une inversion axiologique et se signale par un premier jugement critique d’ampleur. C’est que l’équilibre dialectique selon lequel « l’individualisation » des membres d’une société se produit « de l’intérieur et à la faveur même de leur socialisation » (id.) est progressivement rompu. Derrière la logique de massification propre à notre temps, le sujet se construit en fonction d’un modèle dont il est intrinsèquement dépossédé et qui sans cesse le précède et s’impose à lui comme à tous. La seule façon d’être singulier est de ressembler à tous, c'est-à-dire finalement de se révéler quelconque. Sans doute les nouveaux modes de vie laissent-ils quelques marges de réappropriations : « L’avènement de la consommation a fait descendre l’option, le choix, la liberté dans le quotidien de la vie matérielle. » (342) La variation synonymique (option, choix, liberté) contourne : 1) le discours de l’aliénation assez courant dans la littérature marxiste de Marcuse à Baudrillard ; b) les techniques individuantes de réappropriation (stratégies/tactiques) : Michel de Certeau et les arts de faire. Cet ensemble de latitudes porte la mémoire d’une transcendance (descendre) : entre notre « séjour terrestre » (65) et notre « séjour social » (186) l’histoire d’une désacralisation s’achève. Le « quotidien de la vie matérielle » par les jouissances triviales et privées qu’il offre n’exclut peut-être pas en chacun l’inquiétude métaphysique, du moins se condamne-t-il à rompre définitivement avec la spiritualité comme forme de socialité. Quant à l’individualisme contemporain, il repose sur une « dynamique aliénante » (26), il joue d’une autre contradiction, là encore matérialisée par le procédé graphique du trait d’union : « Il est un individu détaché-en-société, aussi parfaitement appartenant que pleinement indépendant. L’atome de l’état de nature, mais inscrit parmi ses pareils. L’abstrait de la séparation peut ainsi jouer sans dommage au milieu de la coexistence. » (343) Là où la solitude originelle et l’état de nature n’étaient qu’une fiction destinée à expliquer la cohésion collective, l’hypothèse se réalise concrètement par une sorte de perversion. Le fait d’être simplement inscrit en son lieu social pour l’individu convertit l’interaction entre sujets en passivation ; le fait d’être détaché-en-société est une manière pour l’individu de mettre en oubli les contraintes et les normes collectives, au demeurant parfaitement intériorisées.