Ainsi l’homme du lien n’est-il en premier
lieu qu’une représentation : un modèle anthropologique dont
l’individualisme constitue le cadre à la fois théorique et idéologique. En la matière, et pour
clarifier les enjeux, il convient d’obéir à une distinction de méthode. Par individualisme on considérera « une acception fondamentale » attachée
« au principe de légitimité en vigueur dans nos sociétés » : l’intrication
de l’idée de droit et de l’idée d’individu ; une « acception
descriptive » associée plus généralement « au phénomène de la
privatisation » (D, 235). C’est de la confusion des deux plans,
dont le premier qui ressortit à une postulation – « l’individualisme
théorique des classiques » (115) – et le deuxième à la matérialité d’un
processus socio-historique, motivant une littérature tantôt apologétique tantôt
dénonciatrice. Gauchet réserve entre les deux un « jeu […] autrement plus
complexe » (236), écart de l’ordre principiel à l’ordre réel auquel se
mesure la manière dont la question du sujet fait sens. L’auteur prend en compte
trois stades importants d’évolution de l’individualisme. Celui qui correspond
d’abord sous l’Ancien Régime et l’épisode révolutionnaire au « dégagement
théorique de l’individu abstrait » (341). S’il s’agit bien d’instaurer la
logique du droit, en revanche, cet individualisme est « insuffisamment
ancré dans le réel » (id.), et son histoire se résume au passage de
l’abstrait vers le concret. Jusqu’en 1945 règne une « constitution
pratique » (id.) de l’individu dont l’existence est
reconnue juridiquement mais toute aussi vite niée au profit de « la
dynamique collective » (342). La dernière période se caractérise par deux
faits majeurs : la dissolution d’anciennes « dépendances
domestiques », le développement de la société de consommation qui par
l’accent porté sur l’abondance et le bien-être aboutit à une
« personnalisation dans le conformisme » (id.) des individus. Il est un donc d’abord un idéalisme et un pragmatisme
de l’individu. Il existe ensuite un moralisme de l’individu qui tient à une
inversion axiologique et se signale par un premier jugement critique d’ampleur.
C’est que l’équilibre dialectique selon lequel « l’individualisation »
des membres d’une société se produit « de l’intérieur et à la faveur même
de leur socialisation » (id.) est progressivement rompu. Derrière la
logique de massification propre à notre temps, le sujet se construit en
fonction d’un modèle dont il est intrinsèquement dépossédé et qui sans cesse le
précède et s’impose à lui comme à tous. La seule façon d’être singulier est de
ressembler à tous, c'est-à-dire finalement de se révéler quelconque. Sans doute les nouveaux modes de vie laissent-ils quelques marges de
réappropriations : « L’avènement de la consommation a fait descendre
l’option, le choix, la liberté dans le quotidien de la vie matérielle. »
(342) La variation synonymique (option,
choix, liberté) contourne : 1) le discours de l’aliénation assez
courant dans la littérature marxiste de Marcuse à Baudrillard ; b) les
techniques individuantes de réappropriation (stratégies/tactiques) :
Michel de Certeau et les arts de faire. Cet ensemble de latitudes porte la
mémoire d’une transcendance (descendre) : entre notre « séjour
terrestre » (65) et notre « séjour social » (186) l’histoire
d’une désacralisation s’achève. Le « quotidien de la vie matérielle »
par les jouissances triviales et privées qu’il offre n’exclut peut-être pas en
chacun l’inquiétude métaphysique, du moins se condamne-t-il à rompre
définitivement avec la spiritualité comme forme de socialité. Quant à
l’individualisme contemporain, il repose sur une « dynamique
aliénante » (26), il joue d’une autre contradiction, là encore
matérialisée par le procédé graphique du trait d’union : « Il est un
individu détaché-en-société, aussi parfaitement appartenant que pleinement
indépendant. L’atome de l’état de nature, mais inscrit parmi ses pareils.
L’abstrait de la séparation peut ainsi jouer sans dommage au milieu de la coexistence. »
(343) Là où la solitude originelle et l’état de nature n’étaient qu’une fiction
destinée à expliquer la cohésion collective, l’hypothèse se réalise
concrètement par une sorte de perversion. Le fait d’être simplement inscrit en son lieu social pour l’individu convertit l’interaction entre sujets
en passivation ; le fait d’être détaché-en-société est
une manière pour l’individu de mettre en oubli les contraintes et les normes
collectives, au demeurant parfaitement intériorisées.