Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

dimanche 7 mai 2017

BRÈVE HISTOIRE DE L’ÊTRE-SOI (XXVI. LE DÉBAT OU LA MÉTAPHYSIQUE DU LIEN)


Chez Gauchet, le sujet est d’abord un devenir, il n’existe pas a priori : « Le sujet, pour commencer, n’est pas de l’ordre d’un acquis ou d’un donné ; il relève d’un processus permanent de production de soi. » (267) Mais la modalité qui y est associée relève toujours d’une conquête de l’indépendance et de l’autonomie. En fait, le récit ici proposé appartient à une philosophie classique de la raison, l’économie religieuse n’y change rien mais l’aménage en fonction d’un nouveau postulat : elle expose la raison de la raison. La preuve en est que de l’avis de l’auteur lui-même « il nous est très difficile de ne pas penser cartésiennement. Que nous le voulions ou non, nous sommes postcartésiens, et nous ne devenons que très laborieusement autre chose » (267). Autant dire que le sujet se laisse avant tout appréhender comme unité de l’être pensant. Non seulement il n’existe pas de production de soi qui ne se conçoive comme gouvernement de soi mais il n’est pas non plus d’être-soi sans une historicité du soi. Toute genèse se confond, en l’occurrence, avec « l’histoire moderne depuis 1500 » (C, 213) et Gauchet parle tour à tour de sujet de connaissance, de sujet politique, de sujet de droit, de sujet croyant, etc. : « Ce sont en effet autant d’histoires indépendantes, bien qu’associées au sein d’une seule histoire de l’être-sujet » (218). Si l’on préfère, chaque histoire ouvre moins le jeu d’une contradiction entre différentes pratiques et conceptions du sujet qu’elle ne réalise, déploie et exploite sous des modalités spécifiées les ressources d’un même fondement ontologique. La connaissance, la politique, le droit sont autant de manières d’être soi. Le champ anthropologique dans lequel advient la subjectivité ne remet nullement en cause l’expression de l’être et de l’être comme identité à soi-même. Dans cette taxinomie, il ne manque d’ailleurs que le « sujet psychique » (id.) qui, pour contester avec la psychanalyse l’empire de la conscience, n’aboutit pas pour autant à la négation du sujet mais au contraire à son « élargissement » ou au « dépassement d’une première figure qu’il avait trouvé dans la modernité, à la faveur d’un certain éloignement du divin » (207). Le paradigme freudien qui absorbe l’essentiel de la réflexion sur le sujet est le moyen de poursuivre l’investigation ontologique sous l’angle d’une conflictualité intérieure à l’instance. Parce qu’il déplace les formes jusque-là reconnues de l’être-soi et de l’identité, il poursuit le récit de la modernité. On voit donc que dans chaque cas la pluralité historique inhérente au rapport entre modernité et subjectivité est invariablement rapportée au même facteur : « Qu’est-ce qui fait l’unité de cette série ? À la base, l’éloignement du divin, sa séparation d’avec la sphère où évoluent les hommes » (215). Le retour de l’argument masque le problème d’une histoire du sujet qui se confond pleinement avec une histoire de l’individu et de l’individualisme. Au départ, cependant, les deux termes ne se recouvrent pas. Puisque le sujet est de création récente, il présuppose l’idée d’individu. S’il désigne « une recomposition de l’expérience de soi autour de la relation de soi à soi » (217), c’est qu’il instaure un autre principe : « le rapport de l’humanité avec elle-même devient un rapport d’altérité fonctionnelle, que ce soit au plan collectif, dans la société, dans la politique, ou que ce soit au plan individuel » (200). Si l’on préfère, l’anthropos qui, fondé jusqu’à présent en religion, « était séparé de lui-même […] se rejoint. Il était assujetti, il devient sujet » (199). Mais l’affirmation fait difficulté en ce que la position d’être assujetti se réfère elle-même à une modalité de la subjectivation. Dans le schéma qui se dessine ici, « le sujet de connaissance, ce n’est personne en particulier » mais il en irait de même du sujet politique qui renvoie à « la communauté dans son ensemble » (216-217). De sorte que « l’application à l’individualité » ou « l’individualité saisie par la subjectivité » est un phénomène tardif qui se joue au cours du XVIIIe siècle « pour exploser au XIXe siècle dans la sensibilité romantique » à tous les niveaux : « l’esthétique, la morale, la psychologie, l’affectivité et pour finir la conviction religieuse » (217). Autrement dit, c’est à la catégorie du moi en tant que synchrèse de l’individu-sujet que s’adresse l’analyse. La preuve en est qu’en face de « l’économie collective » les textes posent « le sujet individuel » (D, 86). Car si l’autonomisation du moi se double suivant Gauchet de la socialisation du moi, la relation ainsi ancrée s’expose de manière circulaire aux mutations et aux apories de l’individualisme. Enfin, quand dans son histoire de l’être-sujet l’auteur ajoute que « le XXe siècle a apporté un renouvellement essentiel de la problématique avec la prise en compte du langage » (219), il ne semble pas voir que cette précision infléchit la clause centrale de son récit. Anthropologiquement, l’exercice du langage met fin à l’opposition de l’individu et de la société. Le domaine de l’énonciation le montre assez : est sujet qui dit je et pose corrélativement un tu, incluant l’autre et les autres. Aussi n’est-il aucun lien à opérer entre les hommes, le présupposé même de la division ou de la séparation n’y a rigoureusement pas de pertinence. Je ne refais pas la démonstration de Benveniste. La catégorie discursive de la personne n’est pas l’individualité empirique.