Chez Gauchet, le sujet est d’abord un
devenir, il n’existe pas a priori : « Le sujet, pour commencer, n’est
pas de l’ordre d’un acquis ou d’un donné ; il relève d’un processus
permanent de production de soi. » (267) Mais la modalité qui y est
associée relève toujours d’une conquête de l’indépendance et de l’autonomie. En
fait, le récit ici proposé appartient à une philosophie classique de la raison,
l’économie religieuse n’y change rien mais l’aménage en fonction d’un nouveau
postulat : elle expose la raison de la raison. La preuve en est que de
l’avis de l’auteur lui-même « il nous est très difficile de ne pas penser
cartésiennement. Que nous le voulions ou non, nous sommes postcartésiens, et
nous ne devenons que très laborieusement autre chose » (267). Autant dire
que le sujet se laisse avant tout appréhender comme unité de l’être pensant.
Non seulement il n’existe pas de production de soi qui ne se conçoive comme
gouvernement de soi mais il n’est pas non plus d’être-soi sans une historicité
du soi. Toute genèse se confond, en l’occurrence, avec « l’histoire
moderne depuis 1500 » (C, 213) et Gauchet parle tour à tour de
sujet de connaissance, de sujet politique, de sujet de droit, de sujet croyant,
etc. : « Ce sont en effet autant d’histoires indépendantes, bien
qu’associées au sein d’une seule histoire de l’être-sujet » (218). Si l’on
préfère, chaque histoire ouvre moins le jeu d’une contradiction entre
différentes pratiques et conceptions du sujet qu’elle ne réalise, déploie et
exploite sous des modalités spécifiées les ressources d’un même fondement
ontologique. La connaissance, la politique, le droit sont autant de manières
d’être soi. Le champ anthropologique dans lequel advient la subjectivité ne
remet nullement en cause l’expression de l’être et de l’être comme identité à
soi-même. Dans cette taxinomie, il ne manque d’ailleurs que le « sujet psychique »
(id.) qui, pour contester avec la psychanalyse l’empire de la conscience,
n’aboutit pas pour autant à la négation du sujet mais au contraire à son
« élargissement » ou au « dépassement d’une première figure
qu’il avait trouvé dans la modernité, à la faveur d’un certain éloignement du
divin » (207). Le paradigme freudien qui absorbe l’essentiel de la
réflexion sur le sujet est le moyen de poursuivre l’investigation ontologique
sous l’angle d’une conflictualité intérieure à l’instance. Parce qu’il déplace
les formes jusque-là reconnues de l’être-soi et de l’identité, il poursuit le
récit de la modernité. On voit donc que dans chaque cas la pluralité historique
inhérente au rapport entre modernité et subjectivité est invariablement
rapportée au même facteur : « Qu’est-ce qui
fait l’unité de cette série ? À la base, l’éloignement du divin, sa
séparation d’avec la sphère où évoluent les hommes » (215). Le retour de l’argument
masque le problème d’une histoire du sujet qui se confond pleinement avec une
histoire de l’individu et de l’individualisme. Au départ, cependant, les deux
termes ne se recouvrent pas. Puisque le sujet est de création récente, il
présuppose l’idée d’individu. S’il désigne « une recomposition de
l’expérience de soi autour de la relation de soi à soi » (217), c’est
qu’il instaure un autre principe : « le rapport de l’humanité avec
elle-même devient un rapport d’altérité fonctionnelle, que ce soit au plan
collectif, dans la société, dans la politique, ou que ce soit au plan
individuel » (200). Si l’on préfère, l’anthropos qui, fondé jusqu’à présent en religion,
« était séparé de lui-même […] se rejoint. Il était assujetti, il devient
sujet » (199). Mais l’affirmation fait difficulté en ce que la position
d’être assujetti se réfère elle-même à une modalité de la subjectivation. Dans
le schéma qui se dessine ici, « le sujet de connaissance, ce n’est
personne en particulier » mais il en irait de même du sujet politique qui
renvoie à « la communauté dans son ensemble » (216-217). De sorte que
« l’application à l’individualité » ou « l’individualité saisie
par la subjectivité » est un phénomène tardif qui se joue au cours du
XVIIIe siècle « pour exploser au XIXe siècle dans la
sensibilité romantique » à tous les niveaux : « l’esthétique, la
morale, la psychologie, l’affectivité et pour finir la conviction
religieuse » (217). Autrement dit, c’est à la catégorie du moi
en tant que synchrèse de l’individu-sujet que s’adresse l’analyse. La preuve en
est qu’en face de « l’économie collective » les textes posent
« le sujet individuel » (D, 86). Car si l’autonomisation du moi se
double suivant Gauchet de la socialisation du moi, la relation ainsi ancrée
s’expose de manière circulaire aux mutations et aux apories de
l’individualisme. Enfin, quand dans son histoire de l’être-sujet l’auteur
ajoute que « le XXe siècle a apporté un renouvellement
essentiel de la problématique avec la prise en compte du langage » (219), il
ne semble pas voir que cette précision infléchit la clause centrale de son
récit. Anthropologiquement, l’exercice du langage met fin à l’opposition de
l’individu et de la société. Le domaine de l’énonciation le montre assez :
est sujet qui dit je et pose corrélativement un tu,
incluant l’autre et les autres. Aussi n’est-il aucun lien
à opérer entre les hommes, le présupposé même de la division ou de la
séparation n’y a rigoureusement pas de pertinence. Je ne refais pas la
démonstration de Benveniste. La catégorie discursive de la personne n’est pas l’individualité
empirique.