Texte clair et efficace de Christy Wampole, « The
Essayification of Everything1 » dans le New
York Times du 26 mai 2013, qui participe d’un d’intérêt plus
large et accru ces dernières années pour le genre sinon la forme « essai2 ». Cette qualification
d’ailleurs hésitante gouverne l’article. À la source de malentendus nombreux et
répétés, l’essai désigne ici une « short nonfiction prose with a meditative subject
at its center and a tendency away from certitude ». Mais il est à juste titre rappelé qu’il
ne cesse de déborder les limites génériques puisqu’il traverse également le roman,
le film, la création photographique, plus ambigu aussi dans ses résonances
éventuellement foucaldiennes : « life itself ». Au terme d’une brève histoire, suivant des
filiations et des pratiques nationales distinctes – française autour de
Montaigne (auquel l’auteure accorde sa préférence), anglaise à partir de Bacon,
– ce qui importe plus fondamentalement à Wampole est la valeur éthique de l’essai, déclinée à
plusieurs reprises : par nature « flexible », celui-ci engage « the nuanced process of
trying something out » ou « trying out the heretofore untried » et encore « approaching everything
tentatively ».
En bref, du fait de son indécidabilité chronique il exige que nous nous
familiarisions avec l’ambivalence jusqu’à l’apprivoiser sans vraiment y
parvenir. Cette valeur éthique, pleine de risques,
régulièrement opposée au mode de penser dogmatique qui domine la vie politique
et sociale, explique à la fois le manque et le besoin de l’essai. Dans des
collectivités réglées sur le paradigme communicationnel, le genre se maintient
qui embrasse aussi bien les petits riens de l'existence ordinaire que les questions
anthropologiques majeures, sociales, raciales, sexuelles, etc. Travaillant les
évidences dans le sens contraire de la perplexité, du doute et de
l’incertitude, il devient ainsi possible de faire essai de tout. Indicateur
essentiel encore : c’est en régime romanesque chez Musil notamment que
l’idée d’essayisme (essayism / Essayismus)
retrouve sa fonction pleinement expérimentale contre la catégorie polémique en
usage. Cette force du dire est encore impliquée dans « expressive
mode ». Cependant, lorsqu’elle s’apparente à « a
way of life », elle se prête à de possibles
esthétisations, ce que ne semble pas relever l'auteure. Les genres de discours variés qu’indexe l’essayisme contrastent
certes avec les formes codifiées et institutionnalisées du savoir :
« Much of the writing encountered today that is labeled as “essay”
or “essay-like” is anything but. These texts include the kind of writing
expected on the SAT, in seminar papers, dissertations, professional criticism
or other scholarly writing; politically engaged texts or other forms of
peremptory writing that insist upon their theses and leave no room for
uncertainty; or other short prose forms in which the author’s subjectivity is
purposely erased or disguised. » Au nom du singulier des
expériences, liant dire et vivre, des écrivains se sont également saisis de l’essai par résistance à
la rationalité classique du concept. Il est néanmoins des espèces mouvantes et bâtardes,
qui ne ressortissent ni à la parole artistique ni à la parole savante mais qui,
exploitant l’ambivalence fondatrice de l’essai, s’en font un gage de qualité.
Ce sont les essais-mimes ou les mimes d’essais à thèses racoleuses ou spectaculaires qui assurent
les ventes de librairie au détriment de l'érudition, occupent les ondes ou les écrans, sans plus tenir les
rigueurs du concept ni l’inventivité de l’écriture. Des essais cultivés qui font la culture. Des
œuvres littéraires ils
empruntent plutôt la liberté de ton et l’exemplarité de l’expérience pour s’émanciper ou
mieux contourner les méthodes et les contrôles de la connaissance, prenant à rebours les discours professionnels. Très
entendus, ils font aussi essai de tout, en esthétisant ce tout – de l’art, des usages de la lecture, du corps et de l'âme, du mal et de la morale
comme de l’histoire politique et sociale, recyclant dans le beau style des lieux communs les savoirs qui ont fait leurs preuves.
(2) Regard
en complément sur un segment récent du champ français, en plus des références
proposées par l’auteure (Sarah Bakewell, Phillip Lopate, Carl H. Klaus et Ned
Stuckey-French) : Irène Langlet, L’Abeille
et la balance. Penser l’essai, Paris, Classiques Garnier, 2015 ;
Vincent Ferré, L’Essai fictionnel. Essai
et roman chez Proust, Broch, Dos Passos, Paris, Honoré Champion, 2013. La
liste est ouverte.