D’ordinaire, la traversée de l’océan se nourrit de hasards et de
rencontres, de désœuvrement et d’ennui, le temps d’être transitoirement au
temps jusqu’au point vide et de réconcilier sur la fin les géographies. Décalé et
fulgurant, ce voyage-ci est plus métaphorique. Ainsi, il m’amuse de songer un
instant que, d’un blog à l’autre, ce courrier « trans-atlantique » se
joue par sa logistique propre des coordonnées habituelles de la parole et de la
lecture (sans toutefois les déjouer absolument). Il poursuit, de ce bord, la
conversation – interrompue et reprise « indiscontinûment » comme ces
peintures orientales déroulées chez Segalen – que se donne à elle-même, dans sa
forme familière et accidentée, raisonnante et tâtonnante, l’auteure de Ce que fait un
angliciste au troisième volume de son Journal de travail (http://journaldetravail2008.blogspot.ca, voir ici même l’annonce
de publication du 06.08.16). Dans cette pensée in progress, véritable art de faire, les propos consignés à
la date du 14 septembre 2016, sur lesquels je lève impudiquement le voile,
travaillent en écho. Des questions déclinées j’excepte, pour les redoubler,
certains motifs, au fil des articles. Voici le premier fragment :
I. Le « ce que » de l’inconnaissance
Du livre au blog, il y a bien entendu la variante. To tinker about. Le passage
de « Ce que fait un angliciste » à « Ce que je fabrique »,
le singulier générique (« un ») – dont je me suis demandé pourquoi
tu ne l’avais pas féminisé par exemple (était-ce simplement hors de
propos, trop lié à tes premiers travaux, disposés sur ce versant* ?) – à l’indice personnel « je », le pro-verbe
« faire » et la part de bricolage, de démontage et de remontage,
l’empiricité brouillonne et quotidienne de comprendre, de chercher, de savoir,
dérisoire et infime, inévitablement délocalisée puisque « les
autorités » sont « préoccupées de bien autre chose ».
Il y a encore la citation dont dérive l’ensemble du titre, la lettre
de Saussure à Meillet, le 4 janvier 1894, que certains découvrent comme la
dernière pépite au fond du Yukon : « l’immensité du travail qu’il
faudrait pour montrer au linguiste ce qu’il fait ». Et d’emblée, cette
immensité énoncée il y a plus d’un siècle est, en l’état de beaucoup de
disciplines et des acteurs qui les occupent, oblitérée sinon littéralement inentendue, alors
qu’elle questionne la méthodologie et l’épistémologie de chacun(e).
L’image d’Atlas hante souvent l’esprit de celui ou de celle qui
raccorde en plus malencontreusement ce travail à l’idée d’une « poétique »,
ce mot d’arrière-garde dont il faut alors redéplier les acceptions successives
et concurrentes : « “Poétique” évidemment, mais ici
encore la génération Meschonnic demande à être expliquée maintenant, à tous les
autres publics qui sont le public général des disciplines. »
Expliquer d’abord que celle-ci n’est pas une
discipline ou un sous-domaine disciplinaire, mais bien au contraire un point d’observation sur les
disciplines, les théories, les méthodes, les objets, les discours et les
pratiques de l’anthropologique, dont la littérature, les littératures (ne) sont
(que) l’une des composantes. En ce sens, il y a une « poétique du discours
conceptuel, et épistémologique en particulier ».
Il reste que par l’abrégé et sa ponctuation-oralité, qui évoquent Poèmes de Beckett,
le « ce que » vise par ses répétitions au plus près : ce que j’aime dans
ce titre, imprimé ou blogué, ce n’est pas uniquement l’exportation
saussurienne, mais le détour d’une phrase sous cette espèce curieuse de
relative que les grammairiens classent parmi les expressions périphrastiques à
cause de son indéfinition. La référence doit en être spécifiée, elle est à
venir.
Double indéfinition, en vérité, puisqu’elle concerne les taches
aveugles – individuelles et collectives – des enseignements, des savoirs, des
corpus et des références qui s’y trouvent maniés ; puisqu’elle engage la
force (qui requiert aussi l’énergie) de l’inconnaissance – ce qu’il y a inversement à savoir.
Et personne n’aime aller taquiner, comme tu le fais, l’inconscient des pensées
et des savoirs. Non seulement la majorité des acteurs redoute cette voie mais
ruse sans cesse avec elle : le « sens pratique » pour user du
concept sociologique n’est pas le « sens critique » ; mais l'enfouissement ou le
reflux de cette criticité, dont les conséquences sont pourtant
innombrables qui impactent à tous les niveaux, de l’art de la transmission à ce
qu’on appelle aujourd’hui la « gouvernance » des établissements et
ses comités intermédiaires, d'allure variablement collégiale.
En ce sens, Ce que fait un angliciste (en plus de ce qu’il fabrique – et
autrement), s’inscrit à mes yeux de lecteur dans une tradition qui, indépendamment des sources anglophones qui y sont richement convoquées, remonte à
Freud et à Marx vers les philosophies du soupçon.
* Au Québec, depuis le « Printemps
Érable » notamment, certaines mouvances progressistes ont adopté la
majuscule hyper-féministe : « unE professeurE » ; « les
dominéEs » ; « l’appliquantE », etc. Ce que fait unE angliciste, donc. Stratégie située, nord-américaine,
dans son rapport à la langue ? aux questions portées depuis les années
soixante ? aux usages en cours dans les documents administratifs, spécifiant
fréquemment en marge ou en note que le masculin est utilisé à des fins de
neutralité, valant quel que soit le genre (gender) ?
Peut-être. L’astuce parodique et polémique de cette orthographe tient dans le caractère
discret (au double sens du terme) de ce signifiant qui, selon la phonologie de la langue française, est très
souvent inaudible. Il se trouve, tout à coup, chargé d’un surcroît de
visibilité. On ne peut pas ne pas le voir, on ne voit même plus que… lui.