En guise d’appendice à
la « clarté inépuisable » dont parle Barthes – décidément – si je
revois le contexte, et les deux volets de « Pourquoi j’aime Benveniste »
(voir post du 20 avril 2017). Peut-être parce que j’ai le sentiment de le sous-estimer ou de le
sous-commenter. La science nouvelle – que Benveniste baptise « culturologie » –
dont l'auteur, modestement, esquisse fondements et principes, repose sur une
critique des savoirs existants. Or c’est au titre d’un « léger déplacement »
par rapport aux discours des « savants ordinaires » que cette invention conceptuelle se signale
pour Barthes comme espace d’une écriture. Il en observe plusieurs plans, qu’il convient sans doute de réarticuler. a) La dimension et l’unité.
Barthes qualifie les Problèmes de linguistique générale de « recueil d’articles » en soulignant
aussitôt sa conformité aux modalités de publication et de présentation de la
recherche dans le champ de la discipline linguistique. Mais au terme du
deuxième compte rendu, lors de la parution du volume de 1974, cet ensemble est devenu des « textes » et ceux-ci n’apparaissent plus comme de « simples
articles ». Sans doute la logique du recueil met-elle à mal l’ordre
continu du livre classique sous l’espèce de l’essai ou du traité. Ce faisant, Barthes
met le doigt non seulement sur le système de composition des Problèmes ; plus encore sur l’inachèvement
et la fragmentation de ces unités (comment elles se relient entre elles,
contrastent ou convergent). Des textes à la fois fermés sur le thème dont ils
traitent (« le génitif latin », « la phrase nominale »),
mais ouverts par la récurrence de propositions qui s’entretissent – la problématisation par l’ensemble. b) Le « style »
selon une déclaration distanciée sinon ambiguë. Je reprends cette citation donc :
« Les livres de savoir, de recherche, ont aussi leur “style”. Celui-ci est
d’une très grande classe. Il y a une beauté, une expérience de l’intellect, qui
donne à l’œuvre de certains savants cette sorte de clarté inépuisable, dont sont aussi faites
les grandes œuvres littéraires. » Les guillemets jaugent l’appropriété du
concept rhétorique. Mais l’essentiel est ailleurs. Dans ce qui semble l’attacher
d’abord à l’élégance et à la distinction, Barthes ne cède qu’en partie au
mythème national de la clarté et ses déclinations essentialistes-idéologiques. L’énoncé suivant en
déplace le champ d’application : « Tout est clair dans le livre de
Benveniste, tout peut y être reconnu immédiatement pour vrai ». Cette
qualité de discours peut s’entendre à un double niveau, celui technique et
pédagogique du raisonnement et de l’exposé ; celui épistémologique des
enjeux et des questions – l’art du problème (où la clarté puise entre autres dans l’élucidation). Mais la
clarté a trait au vrai et c’est d’une science qu’il s’agit – ce qui s’applique, se falsifie, se
contredit. Les termes sont rigoureux : ce qui est « reconnu
immédiatement pour vrai » ne l’est pas en soi – au sens où les analyses de
Benveniste ne passeraient pas l’épreuve de l’objection ou de la discussion. L’adverbe
immédiatement renvoie la vérité à l’expérience – ou quelque chose que la logique classerait
dans l’ordre de la véridiction. En fait, ce qui est « reconnu
immédiatement pour vrai » ne répond pas à une procédure de dévoilement, la vérité conçue sur un mode platonicien, préexistant à la
démonstration du savant. Le type passif qui met l’accent sur le processus l’indique
en creux : ce qui est vrai doit être reconnu, c’est-à-dire a besoin du lecteur, l’exige même pour s’accomplir. En ce sens, le
processus de reconnaissance ne se fonde pas a posteriori par un retour au même
mais concentre la révélation d’une différence et d’une nouveauté pour la
première fois. Ce qui signifie que la vérité est absolument contemporaine de l’énonciation
propre au dire théorique, elle advient de manière simultanée. Elle ressortit à
cette « exactitude », à la « justesse » ou à « l’ajustement »
de la syntaxe et de la phrase. c) Le neutre ou le « presque neutre », et le chantier par emprunt et déplacement de
Blanchot est en devenir qui donne lieu au séminaire du Collège de France vers
1977-1978. d) La musique – ou l’analogie qui fait de Benveniste ce savant qui « écrit
silencieusement » selon un
« mélange subtil de dépense et de réserve qui fonde le texte ». Il ne
s’agit pas d’ellipses ou de ces trouées implicites qu’il n’y aurait plus qu’à
restituer ou compléter mais ce régime anti-expansif, celui du non finito que je décrivais en
avril dernier. Disons que la dépense est la matière raisonnée et raisonnante ;
la réserve indexe l’écriture théorique même, en ce que la dépense ne cesse d’augmenter
la réserve – et les potentialités-vérités ouvertes de l’œuvre. Autant de
propositions énonçables – à inventer à partir des Problèmes, par appropriation et
transformation ; des visibilités à venir, en nombre a priori illimité, à
faire valoir.