Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ?

[Se prêter au jeu des questions-réponses. Le pari de la parole et de la synthèse surtout, avec de nécessaires oublis, injustices, lacunes, vitesses ou oblitérations. L’obligation de la clarté. L’entretien qui suit, et dont je livre à la manière de Michaux le texte par « morceaux », s’est déroulé en juin 2018. Pourtant, il n’est pas destiné à être lu mais entendu. À l’initiative de Guillaume Ménard et Xavier Phaneuf-Jolicœur, il a donné lieu à l’épisode 02 de leur série Points critiques – diffusion podcast assurée dans le cadre de l’Université McGill. De la version orale à la version écrite que je maintiens toutefois, quelques différences minimes.]

– Pouvez-vous nous dire ce qui serait à vos yeux le rôle de la théorie littéraire ?

Avant de répondre peut-être à la question, à supposer qu’on puisse y répondre, c’est-à-dire qu’on soit capable d’assigner à la théorie un rôle précis et déterminable, il faut d’abord s’entendre sur les termes mêmes de l’énoncé. Dans le champ des études et des connaissances qui prennent pour objet la littérature et les littératures, spécialement en contexte académique, l’habitude est prise de produire, de lire ou d’enseigner ce qu’on appelle (de) la « théorie littéraire ». La notion semble aller de soi comme pour l’histoire littéraire, ou lorsqu’on affiche au programme de tel département universitaire : « La lyrique courtoise au Moyen Âge » ou « Le roman réaliste du XIXe siècle ».
Pourtant, en regard des œuvres qui font l’essentiel de la discipline « littérature » et de ses savoirs, la théorie paraît conserver un statut marginal et second, celui d’être en priorité un discours qui accompagne la lecture des œuvres, en investit les méthodes d’analyse, propose des modèles d’intelligibilité et d’interprétations des textes. De fait, en un demi-siècle, elle aura acquis une solide tradition, se sera dotée de noms et d’œuvres – Kristeva, Jauss, Jameson, Bakthine, Eco, – disposant même d’une chronologie et de repères événementiels, par exemple sous l’espèce de polémiques ou de querelles, dans lesquels s’affrontent divers courants de pensée.
La question est donc doublement motivée, et elle l’est à date récente. D’une part, à cause de l’héritage des sixties, la période faste classée sous la catégorie historiographique, excessivement homogène, de « structuralisme » et de sa dispersion critique, « poststructuralisme » – dont il existe désormais des récits documentés (par exemple chez François Dosse). D’autre part, par la conscience d’un au-delà sous la forme d’une succession ou d’une transition, d’un reflux ou d’une rupture, allant du « démon de la théorie » selon Antoine Compagnon à « After Theory » de Terry Eagleton.
À ce niveau, la question se divise cependant, sous peine d’entretenir une grave équivoque. Impossible de ne pas tenir compte ici des fondement historiques et géoculturels de la théorie, et de leurs ancrages au plan institutionnel. Dans le domaine anglo-saxon et notoirement américain, la Theory s’est nourrie initialement du poststructuralisme français pour se reconnaître comme pensée du soupçon, débat et interrogation systématiques sur la légitimité des savoirs et sur elle-même. Sur la base d’un corpus plutôt philosophique – Deleuze, Foucault, Derrida, Baudrillard – elle a évolué comme catégorie transdisciplinaire, marquée par l’extension et l’indéfinition de l’idée de littérature, pour finalement croiser les Cultural Studies, d’abord liées au rapprochement entre la littérature et l’histoire sociale anglo-saxonne et favorisées ensuite par les problématiques communautaires, Black Studies, et le tournant des Women’s Studies. Déclinaison ouverte, performative si besoin, des Gender Studies aux Postcolonial Studies.
Dans sa version étroitement littéraire, une dernière distinction de nature terminologique, peut-être factice, s’impose entre « théorie littéraire » et « théorie de la littérature ». Il est d’usage de comprendre la première comme une approche générale du fait littéraire et la deuxième comme une réflexion sur les conditions de la création verbale, appuyée sur les données précises d’un corpus, des genres et une période déterminés. Cela posé, il arrive que les emplois se renversent ou deviennent interchangeables. La traduction française, assez tardive en 1971, du manuel de Welleck et Warren, Theory of Literature paru en 1948, sous le titre La Théorie littéraire a probablement contribué à l’amalgame.