Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (VI)

Par quels ouvrages de Meschonnic conseilleriez-vous à nos auditeurs de commencer pour s’initier à son œuvre ? Pourquoi ?

Pratiquement, il existe bien des manières d’entrer dans cette théorie qui se dérobe à la synthèse, sans souci immédiat de la pédagogie, et progresse par syncopes et présupposés, en suivant une érudition vertigineuse et intimidante. À cette difficulté s’ajoute comme pour n’importe quelle forme de pensée la mutation des catégories et des concepts en usage. À titre d’exemple, l’emploi technique de « forme-sens » ou de « monisme », rapidement abandonné après le cycle Pour la poétique, au profit de la double notion de continu et d’empirique. Ainsi, il y a ce que les lecteurs cherchent et ce que les lecteurs trouvent. Mais on se tromperait si l’on se mettait en quête d’un ouvrage à caractère introductif. Il convient d’accepter l’immersion, quitte à éprouver le sentiment d’obscurité ou de panique. À titre personnel, outre ces deux volumes monuments que sont Critique du rythme et Politique du rythme, je livrerai pour finir quelques références plus affectives : Pour la poétique II et spécialement la section « Épistémologie de l’écriture » ; Le signe et le poème ; La rime et la vie ; Des mots et des mondes ; L’utopie du juif

« La question est : est-ce qu’on pense tout le politique, si on pense le politique seul, sans l’art, la littérature, le langage ? Est-ce qu’on pense l’éthique de même sans l’art, la littérature, le langage ? Et la réversibilité de ces questions, qui en fait une seule et la même, n’est pas matière à ricanement : est-ce qu’on pense l’art, la littérature, le langage sans qu’il manque quelque chose à cette pensée, si on les pense sans le politique, sans l’éthique ? Tout comme il manque quelque chose au politique sans l’éthique, et réversiblement. Surtout, comme il manque quelque chose au politique et à l’éthique ensemble sans une réflexion qui tienne l’un par l’autre le langage, la littérature, l’art » (Politique du rythme, politique du sujetLagrasse, Verdier, 1995, p. 14-15)

On pourrait s’en tenir ici au seul commentaire de la citation qui résume efficacement la thèse générale du livre. La première remarque à faire est le mal fondéde la question, ce qui la rend en même temps efficace : son caractère disconvenant et impertinent. Non que Meschonnic soit le seul à la poser, bien sûr. Mais il y a un évident déséquilibre entre les termes mis en présence, un poème ou une œuvre de littérature, choses a priori infimes et dérisoires, et le politique qui prend en charge les affaires courantes de la cité, ou l’éthique d’ordinaire préoccupée par les règles de la vie collective, les conduites de soi vis-à-vis d’autrui.
La deuxième remarque à introduire est le principe de solidarité, et même de « réversibilité », qui sert de postulat, et s’ajoute à cette incongruité première. Le marqueur essentiel en est l’adverbe « ensemble ». Et Meschonnic oppose régulièrement une théorie d’ensemble aux théories régionales ou locales, qu’assument les discours de spécialistes, aussi bien dans le champ du pouvoir que dans celui de la création. S’il prend à revers la séparation et l’hétérogénéité des catégories du politique, de l’éthique et du poétique, qu’il impute à l’héritage des Lumières en particulier, l’objectif qu’il poursuit n’est pas cependant d’établir une nouvelle dialectique, sous l’espèce d’une synthèse, mais de montrer qu’une théorie de la société ou du gouvernement, l’analyse des rapports entre identité et altérité, des liens entre les peuples et les cultures, ne sauraient faire l’économie d’une pensée du langage et de la littérature, et plus radicalement encore : qu’ils y trouvent, trop souvent sans le savoir, leur condition. Ou sinon leur condition du moins leur impensé.
Une troisième remarque en découle : cette tenue solidaire du poétique, du politique et de l’éthique s’énonce depuis « le langage, la littérature, l’art ». Outre l’inversion des termes au cours de la citation, il importe de souligner la présence d’un tiers : l’art qui devient alors un terme plus insistant dans l’œuvre, et marque même une inflexion sinon une étape dans l’œuvre de Meschonnic. Déjà en 1988 dans Modernité modernité. Avec certains points d’aboutissement comme Le rythme et la lumière avec Pierre Soulages (2000). Non que l’art représente une simplement extension de la littérature, sorte de prolongement de la théorie vers les arts, peinture, sculpture, musique, danse, etc. L’art est plutôt conçu comme champ problématique de la valeur en interaction avec l’éthique et le politique, et non pas posé en vertu des propriétés sensibles de chaque expression : le sonore, le plastique, le corporel, etc. On n’est pas davantage sorti du langage par la peinture ou la musique – mais c’est là une autre dispute que je laisse de côté. L’essentiel est de noter que si cela ne s’impose pas à première vue pour le langage (ce que corrigerait néanmoins le constat d’une pluralité des langues et, corrélativement, d’une pluralité des cultures), en revanche, la littérature et l’art mettent immédiatement à l’avant-scène la valeur pour en faire une question– la question qu’ont en charge d’inventer ou de réinventer chaque fois spécifiquement ce qu’on appelle les œuvres, ces objets dont l’appellation, le fonctionnement ou la reconnaissance même comme œuvres dépendent.
Ainsi s’éclairent finalement les lignes de Politique du rythme, politique du sujet : ne manque-t-il pas quelque chose « au politique sans l’éthique », mais ne manque-t-il pas quelque chose en retour « au politique et à l’éthique ensemble » sans la littérature et l’art ? Car ce que l’éthique détermine pour le politique, c’est précisément l’avènement de la valeur, là où se nouent individuel et collectif, identité et altérité. Et des formes politiques sans éthique, de nombreuses sociétés en font tragiquement l’expérience. Les médias les retracent en continu. Mais les démocraties n’en sont pas exceptées. À l’inverse, cette valeur considérée dans son pluriel interne peut-elle se penser sans la valeur envisagée comme singularité – celle de la littérature et de l’art. Comment du collectif peut-il se produire s’il a pour condition de l’individuel ? Comment le collectif peut-il advenir comme singulier, ou le singulier devenir du collectif ? Ce paradoxe est tout entier la question de l’art – et de la littérature. C’est pour cette raison que, dans les années qui suivront, Meschonnic sera de plus en plus enclin à définir le poème comme un acte éthique.