Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (III)

Qu’est-ce qui constitue selon vous l’enjeu actuel des théories littéraires ; quel problème se pose à elles ? Parmi les acteurs/représentants contemporains de la théorie, qui sont ceux que vous trouvez les plus importants ?

Il est évidemment difficile, sinon risqué, de répondre à une telle demande. D’un côté, il serait absurde de ne pas souligner les changements de paradigmes qui ont cours en ce début de XXIe siècle, et nous détournent en les datant des préoccupations plus strictement sémiologiques des années soixante comme de leurs filiations multiples (Saussure, les formalistes russes). En retour, penser que s’est accomplie d’un point à l’autre une authentique sortie du signe est peut-être utopique. Du moins, une telle position mériterait d’être argumentée en détail. De l’autre côté, établir un panorama des savoirs et des modèles est un exercice familier, auquel s’adonnent régulièrement synthèses et manuels, et parmi les mieux informés.
Bien sûr, des inflexions sont perceptibles actuellement du côté du post-humain, du numérique, de l’écologique. Sur le long cours se dégagent cependant d’autres masses, plus significatives. L’une a trait par exemple à la promotion des sciences sociales, à revers de l’approche formelle qui a pu dominé la littérature, sous l’impulsion notamment de Pierre Bourdieu, en particulier les travaux de Gisèle Sapiro, Anna Boschetti ou Nathalie Heinich confrontant régime de singularité et régime de communauté en art et en littérature. Contre l’autarcie mythique de l’œuvre, l’appareil conceptuel de l’analyse du discours, représenté entre autres par Marc Angenot, s’efforce de croiser linguistique, rhétorique, histoire et sociocritique, et rend compte de l’immersion du littéraire dans le discours social qui le pense. Si l’œuvre est inséparable d’une expérience socio-historique, elle retrace encore l’histoire de sujets et d’identités qui s’y affrontent, révélatrice de sensibilités et d’imaginaires collectifs. Sur cette base, inspirée diversement d’Alain Corbin ou de Roger Chartier, s’est développée une histoire culturelle de la littérature. Une des entrées exploitées à ce sujet concerne l’histoire culturelle des formes de communication, qu’elle mette l’accent sur la circulation matérielle du livre, le rôle de l’édition, les communautés de lecteurs, ou qu’elle se focalise sur le statut des différents types d’écrits, notamment à l’ère de la littérature industrielle, des romans feuilletons et de la presse. Il n’est que de songer à Alain Vaillant, Pascal Durand ou à l’équipe Médias19.
Une autre tendance majeure qui recharge d’historicité le texte littéraire contre son abstraction formelle est l’articulation langues / cultures. Cette question se décline de manière assez complexe et noue aussi bien la problématique comparatiste que les voies traductologiques. Certes le terrain est pour partie occupé par le « postcolonial » qui a ses points de repères théoriques dans les espaces anglophones notamment, de Saïd à Spivak en passant par Bhabha. Mais il est surtout investi par la préoccupation nouvelle du « global » et l’articulation spécifique à l’existence disputée de la « littérature-monde » ou « World Literature ». Les divergences entre Emily Apter (Against World Literature, 2013) et Franco Moretti (Distant Reading, 2013) illustre bien cette mise en débat. À noter que dans le champ francophone, la question du mondial au point de vue des langues et des littératures est passée au premier plan de la réflexion de philosophes (Barbara Cassin) comme de sociologues (Sapiro et Translatio, 2008 ; Casanova et La République mondiale des Lettres, 2008).
Une troisième zone de discursivité se déploie dans le vis-à-vis entre le sens et le sensible, et la double promotion de l’herméneutique et de l’esthétique. D’un côté, le primat du sensible livre l’image d’une littérature incarnée, il représente un gage de subjectivité, de corporéité et finalement d’empiricité. Si elle fait la part belle aux perceptions et aux émotions du lecteur, l’approche esthétique a également le pouvoir de rendre compte des qualités idiosyncrasiques du texte et par conséquent de redéployer la problématique de la valeur en dehors de la langue stricto sensu. Il est intéressant à cet égard d’observer le virage amorcé au cours des années 90 par Gérard Genette à partir de Fiction et diction et surtout L’œuvre de l’art. Le primat du sens livre une autre image de la littérature, pour en faire un lieu de la communication inépuisable et infinie. Un ou multiple, le sens du texte se dispose par strates, et se donne de manière transparente ou voilée, oblique ou différée. Mais le primat du sens a une autre conséquence, celle d’assimiler littérature et pensée. C’est sur cette base qu’opère aujourd’hui l’analyse philosophique du texte, avec ses couples imposés : Deleuze/Beckett, Badiou/Mallarmé, Rancière/Flaubert. Ces philosophes lecteurs, objet du livre de Gisèle Berkman dans L’effet Bartleby (2011). Étant une forme de pensée, la littérature deviendrait même selon Jacques Bouveresse un « outil philosophique », capable avec ses moyens propres de dégager des lois pratiques et des lois morales sur la vie. Bref, il y a une connaissance de l’écrivain, qui tient à son pouvoir d’élucider le réel et de produire la vérité, autrement que sous l’espèce de propositions rationnelles et d’enchaînements logiques.
J’arrête ici ce qui pourrait devenir une analyse fastidieuse, et sans doute illusoire parce que lacunaire et ouverte par définition. À terme, elle révèle peut-être davantage mes intérêts que les enjeux sur lesquels vous m’interrogez. On ne saurait en tous cas s’extraire soi-même d’un tel tableau. Car le micro-champ depuis lequel on l’observe et le décrit y est aussi important que ce qu’on observe, et pour ce qui me regarde ce micro-champ porte le nom de « poétique ». Non en vertu de cet usage banal et consensuel qui tient la poétique pour une théorie des formes et des genres, mais d’une poétique qui se donne pour tâche de construire une « anthropologie historique du langage » et de la littérature, selon un programme critique naguère développé par Henri Meschonnic dans Critique du rythme (1982) et Politique du rythme, politique du sujet (1995).Anthropologie historique du langages’entend ici comme pensée globalede l’humain, de l’individuel, du social, du culturel, du politique, saisie du point de vue du langage, ce qui inclut nécessairement la littérature. Un programme critique, souvent mal compris, qui a ses continuateurs pourtant. Je citais il y a quelques minutes Claire Joubert. Je pourrais mentionner Gérard Dessons et cet essai capital à mes yeux qu’est L’Art et la manière – art, littérature, langage, 2004. D’autres encore, avec des succès inégaux. Ainsi comprise, la poétique n’est certainement pas une discipline mais un regard sur les disciplines. C’est du point de vue du langage – point de vue spécifique donc – qu’elle interroge les savoirs de l’humain, pour mettre au jour les enjeux individuels, sociaux et culturels, éthiques et politiques de toute pensée de la littérature.