Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (VII)

Dans Politique du rythme, Politique du sujet, Henri Meschonnic réfléchit aux rapports indissociables entre poétique, éthique et politique ; que signifie cette tentative de penser « poétiquement le politique » (PRPS, p. 65) plutôt que l’inverse (réfléchir à la poétique depuis le politique) ? Cette démarche est largement redevable à l’œuvre d’Aristote ; quelle lecture particulière Meschonnic fait-il d’Aristote ? (PRPS, p. 26-30)

Entre le fait de penser politiquement le poétique et celui de penser poétiquement le politique, il y a cette différence de nature sémiologique et même herméneutique entre l’interprétant et l’interprété comme il en va pour ces deux entités massives que constituent la langue et la société chez Benveniste. Et ce n’est pas un hasard si Politique du rythme, politique du sujets’ouvre en rappelant la leçon des Problèmes de linguistique générale à ce sujet. La langue et la société ne sont guère comparables, s’il est vrai qu’elles forment deux systèmes de signes distincts, non équivalents, non réversibles et non convertibles entre eux. Alors que le sociologue par exemple poserait la société comme l’interprétant de la langue, qui n’en serait plus alors qu’une sous-composante, Benveniste fait l’hypothèse inverse. C’est la langue qui transforme la société en « notion intelligible ». Ou si l’on veut : la société ne devient « signifiante » que « dans et par la langue ». La preuve en est selon Benveniste qu’il est possible d’étudier la langue « pour elle-même sans se référer à son emploi dans la société », par exemple sur le plan phonologique ou morphosyntaxique, même si une telle étude peut rencontrer à terme des limites (voir les questions posées par le domaine de la sociolinguistique) ; mais l’inverse n’est pas vrai : « il est impossible de décrire la société, de décrire la culture hors de leurs expressions linguistiques ». De fait, la société ne peut s’objectiver, se catégoriser, s’analyser sans la médiation de la langue et de ses signes. Ou si l’on veut les signes de la société doivent être interprétés par les signes de la langue. La société ne peut en soi se réfléchir, elle ne commence à le faire qu’en (se) symbolisant. Cette différence peut être clarifiée par l’argument capital selon lequel il existe nécessairement une métalangue, alors qu’on ne trouve pas « de métasociété ».
Dans le même ordre d’idées, Meschonnic pose le poétique comme l’interprétant du social et même du politique. La théorie d’ensemble qu’il postule se fonde sur « la tenue corrélative, inséparable, de la rhétorique au sens d’Aristote, de la poétique même, de l’éthique et du politique » : plus encore, sa démarche consiste à « retrouver un lien empirique entre la pratique et la théorie de la chose littéraire, suivre le lien interne qui fait de la forme-sujet dans l’œuvre de langage un discours direct et indirect sur la forme-sujet du politique ». Un mot d’abord sur Aristote dont le nom vient d’être prononcé. Je ne crois pas qu’une telle proposition soit redevable en soi à Aristote. En revanche, la (re)lecture d’Aristote en procède, et finalement la conforte. Stratégie capitale s’il est vrai qu’Aristote fonde pour la tradition occidentale l’idée même de poétique, que Meschonnic s’efforce de soustraire à une logique des genres, l’épopée, la tragédie, etc., au même titre que la rhétorique qu’il prend non au rang de théorie des figures mais pour une dynamique du langage-action. Ce qui l’arrête chez Aristote, c’est que les quatre termes – poétique, rhétorique, éthique et politique – ne travaillent pas en complémentarité mais en interaction continue, au sens où ils se déterminent réciproquement : l’Éthiquetraite de la Poétiquecomme la Poétiquede la Politique.
Ainsi, le philosophe grec pose que « la rhétorique se compose d’une partie de la science analytique et de la partie morale de la politique » (Rhétorique, 1359b). Or si cet art est d’abord disposé « pour l’effet et en vue de l’auditeur » (1404a), il tend à changer les attitudes sociales et politiques. Dès lors qu’on la définit comme « l’étude morale qui mérite la dénomination de politique » (1356a), la rhétorique rend solidaires éthique et politique. En fait, l’inclusion réciproque des quatre catégories s’élabore sous le signe de l’action. Aristote l’interroge dans sa Poétiqueen termes de théâtralité : « comment agissent l’épopée, la tragédie, éléments de représentation comme éléments de langage » (Politique du rythme, politique du sujet). Il pense encore l’éthique et la politique sous l’angle de pratiques profitables, et non seulement de connaissances à atteindre. Dans sa Politique, Aristote établit « un lien entre le langage et la définition politique de l’homme » de sorte que l’être apolis est exclu de l’humanité. Autrement dit, la faculté symbolique définit la transcendance de l’homme sur l’animal et implique la polis. C’est dans ce cadre que l’art et l’action se révèlent indissociables. La preuve en est non la Poétique mais l’Éthique à Nicomaque(1140a) : « L’art concerne toujours un devenir, et s’appliquer à un art, c’est considérer la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de n’être pas, mais dont le principe d’existence réside dans l’artiste et non dans la chose produite. »
Dans l’artiste, et non dans la chose produite. C’est à déplacer et à reprendre ce problème, dans un cadre anthropologique et épistémologique que ne pouvait pas connaître bien sûr Aristote, que s’attache l’auteur de Politique du rythme, politique du sujet, en marquant d’emblée un autre écart : « la question esthétique de la valeur » est selon lui résolue par le philosophe avant d’être posée, « et résolue par l’éthique et la rhétorique plus que selon une considération d’historicité et de spécificité », question qui lui appartient par contre en propre. La théorie que Meschonnic cherche à construire entre action et individuation est la condition d’une invention de la valeur dans le champ littéraire et artistique pour qu’advienne une politique et une éthique de la valeur. Il y a une politique du poème, et une politique de la littérature, qui tiennent aux opérations de langage même – au faire et non au dit de l’œuvre. À ce titre, l’épopée du quotidien chez Guillevic ou le dialogue poétique selon Maeterlinck peuvent être aussi politiques que Châtiments de Hugo ou Les mains sales de Sartre. Apparemment invisible, le politique ressortit à l’acte de littérature par sa signifiance même.
À ce niveau, on pourrait même faire l’hypothèse qu’il y a autant de politiques qu’il existe de poétiques – sinon singulières du moins situées par des théories et des pratiques du langage. Valéry et le langage comme fête. L’onomatopéisme et la déconstruction de la syntaxe des futuristes italiens, passant de l’image à la harangue. Tel Quel et sa lexicalisation provocatrice du sexe et de la scatologie. Céline et l’ethos du style, qui a autorisé la déresponsabilisation de l’écrivain devant l’histoire. Mais une théorie et/ou une pratique du langage peuvent aussi impliquer une politique sans le savoir ni le choisir. On n’est pas ici dans l’ordre de l’engagement citoyen ou de la conscience historique. Ou comme le rappelle Meschonnic dans Critique du rythme : « Les écritures sont solidaires de leur risque. Elles ne savent pas d’avance quel est le “bon côté” ». Et il faut compter sur toutes celles qui ne prennent pas le risque.