Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (V)

Pouvez-vous nous parler des travaux d’Henri Meschonnic, dont vous avez été l’étudiant ?

Vous avez commis cet impair d’user de préalables biographiques. Permettez-moi, en retour, d’évoquer ma première rencontre avec Henri Meschonnic. Automne 1993. Deux ans avant que ne paraisse Politique du rythme, politique du sujet, l’un de ses ouvrages fondamentaux. J’étais étudiant en khâgne, préparant le concours de l’École Normale Supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, projet auquel je résistais pas mal en vérité. J’ai eu surtout la chance d’avoir un professeur de français, Bruno Claisse, spécialiste de Rimbaud, qui avait suivi ses cours à la Faculté de Lille. Meschonnic y a été quelque temps assistant avant de rejoindre le Centre expérimental de Vincennes, qui venait d’être créé sous la pression politique des événements de Mai 68. Le prétexte en a été cette année-là un programme, « Littérature et critique », et le corpus à étudier De la littérature de Germaine de Staël et Contre Sainte-Beuve de Proust. L’occasion idéale en tous cas de l’inviter. Évidemment, au cours de la conférence elle-même, quelques mots à peine sur Proust et Mme de Staël. Mais j’ai encore en mémoire l’image de ce savant fou, à la chevelure excentrique, descendant du train qui avait été retardé au départ de la gare du Nord, sans doute pour amplifier le plaisir de l’attente. En vérité, on m’avait mis déjà dans les mains la série Pour la poétique alors que je m’habituais seulement depuis quelques mois à la syntaxe des Genette, Richard et autres Starobinski, les classiques somnolents de la critique. Ce que j’en ai retenu, ou même compris, à la première lecture, je n’en sais trop rien, cela a pris du temps, mais j’ai vite pris goût à ce fruit défendu, dont je savourais les dissonances et les fracas anti-académiques.
Car ce qui frappe d’abord, c’est le ton Meschonnic. Comme Baudelaire parlait dans Mes fusées, XIII, du « ton Alphonse Rabbe ». Ce ton contient en entier sa manière – qui conjugue une manière d’écrire et une manière de penser. Ceux qui s’en tiennent uniquement à ce ton, à l’humour et à l’ironie, aux saillies polémiques qui l’entourent, en perçoivent certes l’intrinsèque difficulté, mais reculent aussitôt devant l’œuvre. Et il y a de quoi être irrité face à ce qui ressemble à un jeu de massacres, du « Guignol » avec « masques » et « personnages », au lieu du « combat » sans cesse « recommençant » contre tous « les Assis de la pensée » selon Modernité modernitéMeschonnic écrit une poétique à coups de marteau à la manière dont Nietszche l’entendait pour la philosophie. Des essais qui travaillent par démystification, et élucidation critique. Des essais, qui visent à reconnaître les enjeux, les stratégies, les historicités à l’œuvre dans chaque discours, spécialement les discours qui prennent pour objet le langage et la littérature. Des essais, dans l’acception la plus expérimentale du terme, qui tentent des concepts, au sens où l’activité théorique se veut la création en acte, indéfiniment recommencée, de concepts. Certains opèrent, d’autres ratent, ou sont remis sur le métier, selon leur rendement ou leur force heuristiques.
Le ton Meschonnic explique sans doute que l’œuvre rencontre, encore aujourd’hui, une réception contrastée, sinon inégale, et à ce titre, forcément injuste. Pourtant, la particularité de cette œuvre est la solidarité interne qu’elle revendique entre la pratique d’écriture, principalement la poésie depuis Dédicaces proverbes (1972) et Légendaire chaque jour (1978) jusqu’à Voyageurs de la voix (1986) et L’Obscur travaille (posthume – 2012), la traduction des Cinq rouleaux (1970) aux psaumes de Gloires (2001) comme au Pentateuque, et la théorie. De fait, ce nom occupe une position à la fois reconnue et excentrée dans l’espace épistémique et institutionnel. Sans doute Meschonnic a-t-il lui-même privilégié la scénographie du solitaire. L’anthologie intime des écrivains qu’il a commentés le montre : Baudelaire, Mallarmé, Kafka, Rimbaud, Michaux, Scève, Tsvetaieva. Son personnel symbolique est à l’image d’aventures aussi singulières que fondatrices : Saussure, universitaire déclassé, « Seul comme Benveniste… », titre de l’un de ses articles, Kenneth Burke, « grand esprit critique » et « marginal majeur », Walter Benjamin, jusqu’à Spinoza dont la liberté s’achète par la réclusion volontaire.
Il reste que si l’œuvre se fonde sur le paradoxe éthique énoncé par Hugo, d’être à la fois « solitaire » et « solidaire » pour s’en faire une mythologie personnelle, dès ses débuts, et alors même que l’avant-garde structuraliste se met en place, elle en représente une alternative radicale. Elle remet au premier plan le sujet et l’histoire, la voix et le corps, ce qui fait le plus défaut au signe, son modèle linguistique binaire (signifiant / signifié, « forme » et « fond » pour simplifier) et plus largement anthropologique, je vais y revenir dans quelques instants. À ce titre, on peut s’étonner plutôt qu’elle ne figure pas dans le corpus des auteurs représentatifs de la French Theory. Sans doute aura-t-il fallu attendre la traduction de Pier-Pascal Boulanger, professeure à l’Université Concordia, de Ethics and Politics of Translating en 2011 pour que l’œuvre traverse l’Atlantique. Un Meschonnic’s Reader est désormais en cours sous la supervision de Marko Pajevic qui paraîtra en 2020. Mais la critique du signe ne se limite pas aux variantes de l’épistémèstructuraliste et aux discussions qui entourent alors les catégories formelles, de la métaphore au rythme en passant par l’allégorie. Elle vise plus globalement une épistémologie et une idéologie, culturellement dominantes mais inadéquates pour rendre compte de l’expression littéraire. La cohérence du signe tient à sa nature dualiste, dont témoigne la définition linguistique, mais aussi à sa propriété extensive, anhistorique et universaliste. Meschonnic montre qu’à cette acception première s’articulent cinq autres paradigmes du signe, anthropologique (à travers l’antinomie du langage et de la vie, de l’oral et de l’écrit), philosophique (l’opposition des choses et des mots), théologique (la préfiguration chrétienne de la lettre et de l’esprit), social (les dialectiques individu/société) et politique (le rapport du souverain aux sujets, de la majorité et de la minorité).
La critique du signe n’entraîne pas pour autant que l’on puisse échapper au signe. Meschonnic aimait à pasticher une phrase célèbre de Heidegger à ce sujet : « L’homme vit sémiotiquement sur cette terre ». Mais le lieu qui révèle et accomplit cette critique du signe est ce qu’il appelle le poème, si l’on entend par là non un texte relevant du genre poétique, mais un discours qui soit l’aventure chaque fois spécifique d’un sujet, capable en conséquence d’unir une forme de langage et une forme de vie, mais inapte à être fixé dans une forme particulière, ou encore une essence. C’est en tous cas sur cette base-là que s’est étendue cette théorie, incluant chaque fois le travail de traduction et de création, et portant aussi bien sur l’interaction du poétique, de l’éthique et du politique que sur les rapports de la langue, des langues à la culture, aux cultures, de la langue et de la pensée, spécialement pour ce qui regarde la philosophie.