Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (II)

À l’examiner rapidement, le terme central de la question apparaît donc aussi singulier qu’instable. Sous des formes qui ont pu varier dans l’histoire, la théorie obéit néanmoins à une nécessité – qui tient souvent de l’obstination et peut aller jusqu’à l’obsession. Celle de rendre compte de l’action et de l’activité des œuvres littéraires – de leurs techniques et de leurs formes comme de leur capacité à produire des représentations, du sens et des valeurs. De ce point de vue, il y a bien une passion et même une pulsion théorique. La théorie est une passion de la connaissance. Bien souvent, je veux dire : trop souvent, elle recense et compare des faits, elle rationalise des procédés, elle dégage des traits valant pour une diversité d’œuvres existantes comme elle s’attache à interpréter leur immersion dans une histoire, une société ou une culture. Mais la théorie est tout autant une passion de l’inconnaissance. Elle a ceci de commun avec son objet qu’elle est non l’expression d’un modèle mais plutôt la quête d’une « forme intelligible » pour reprendre Roland Barthes, attentive au « travail d’inconnaissance du sens » (entretien, 20 janvier 1971) en cours dans les textes.
Ce mouvement de découverte explique en dernier lieu que la théorie n’est pas tant une discipline du littéraire qu’un lieu d’observation du littéraire. Elle se définit davantage par une mise à l’épreuve des savoirs que par la production d’un savoir nouveau. Au demeurant, toute recherche en littérature importe moins par les résultats qu’elle obtient que par les démonstrations dont elle procède. Cela ne signifie pas que la théorie serait réductible à un rôle d’inventaire, de glose et de discussion des modèles concurrents qui s’exercent sur le texte, qu’ils soient d’inspiration psychanalytique, sociologique, rhétorique, esthétique, etc. Mais sans perdre de vue le concret historique des œuvres, elle obéit toujours à un ethos critique. Elle s’assume comme instance épistémologique, une forme de veille ou de contrôle si l’on veut, qui consiste à faire advenir consciemment les concepts, les catégories, les instruments dont on se sert devant les textes.
Au fondement de la théorie littéraire, ou plus simplement de l’idée de théorie, il y a ce geste symbolique, et d’abord radical, que pose Ferdinand de Saussure, de moins en moins convaincu par la linguistique comparée, la philologie et la grammaire historique, c’est-à-dire les sciences dominantes de son époque qu’il a lui-même enseignées. Le propos bien connu est localisé dans une lettre à Antoine Meillet, le 4 janvier 1894. Vingt ans le séparent encore de ce qui sera publié sous le titre de Cours de linguistique générale :

Mais je suis bien dégoûté de tout cela et de la difficulté qu’il y a en général à écrire dix lignes ayant le sens commun en matière de faits de langage. Préoccupé surtout depuis longtemps de la classification de ces faits, de la classification des points de vue sous lesquels nous les traitons, je vois de plus en plus à la fois l’immensité du travail qu’il faudrait pour montrer au linguiste ce qu’il fait ; en réduisant chaque opération à sa catégorie prévue ; et en même temps l’assez grande vanité de tout ce qu’on peut faire finalement en linguistique.

Entre scepticisme et désenchantement, cette mise à distance met le savant dans l’obligation de reconnaître que non seulement l’objet de la connaissance n’existe pas a priori et résulte du point de vue qui l’instaure mais qu’il n’y a de connaissance possible qu’à la condition de cette capacité critique qui inclut et l’observateur et l’observé, et a seule le pouvoir de mettre à nu les modèles qu’elle construit et promeut. La remarque est capitale, et pourrait être aisément étendue pour montrer au spécialiste de littérature ce qu’il fait quand il se mêle des textes, quels présupposés il suit, à quelles procédures il se livre, quel mode de penser le langage, l’art et la culture est le sien, et quels enjeux individuels et collectifs s’y relient. Une tentative de ce genre, qui prend aux racines à la fois épistémologiques et politiques d’une langue et d’une discipline, est par exemple Critiques de l’anglais (2015, Lambert-Lucas) de Claire Joubert, dont je ne connais pas l’équivalent pour les études françaises.