Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (IV)

Pouvez-vous nous parler du déploiement de l’orientation « anthropologique » ou « humanistique » que semble prendre la théorie littéraire actuelle - en abordant les polémiques et les inquiétudes sur le pouvoir de la littérature qui s'y relient ? 

J’ignore si parler d’orientation « anthropologique » ou, ce qui est encore autre chose, de tournant « humanistique » sont les expressions les plus adéquates pour qualifier le devenir des théories littéraires. Je faisais uniquement allusion au champ de travail qui est le mien, placé dans le sillage de la théorie de Meschonnic sur laquelle on aura sans doute l’occasion de revenir plus en détail. Mais ce n’est là qu’un modèle et chaque modèle a ses limites, qu’il sache ou non les reconnaître. 
Il est certain que la critique des « structuralismes » s’est négociée sur un mode passionnel, et résolument polémique sinon fortement idéologique, du moins dans le cas français, au point qu’on a pu évoquer une nouvelle querelle de l’humanisme au milieu des années 80 à propos de La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut ou de La Défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut. Cette violente controverse, inséparable de l’émergence sociologique et médiatique des « nouveaux philosophes », est bien connue, qui vise par-delà les différences pourtant notables entre Foucault, Derrida, Bourdieu et Lacan, à reconstituer un « type idéal de la pensée 68 », à promouvoir un retour à la subjectivité comme à une philosophie morale. Sur fond de marketing, ou de ce que Deleuze dénonce alors comme de la « pensée-entretien » ou de la « pensée-minute », consacrant « la domestication de l’intellectuel » aux médias et aux pouvoirs, c’est le recours à ce qu’il appelle les « gros concepts » – le sujet, le monde, la loi, la foi, etc. Quoi qu’il en soit, cette polémique advient à un moment où la fortune des penseurs rassemblés sous l’étiquette non moins artificielle de French Theory est paradoxalement considérable en terre américaine.
Il me semble que si elle n’est pas sans lien l’inquiétude actuelle dont vous faites part ressortit à d’autres contextes et se dispose selon d’autres logiques. D’une part, à l’âge des structures, dominé par la réflexion sur le langage (ce qui nous a donné cette collocation « la-linguistique-science-pilote »), linguistes, sociologues, anthropologues, philosophes, littéraires, sémioticiens, psychanalystes collaborent naturellement et régulièrement. Ce qui est en jeu est une refonte radicale des sciences humaines. D’autre part, pour ce qui regarde la littérature – mais de quoi parle-t-on ici ? d’une pratique sociale qui a la forme d’un métier « écrivain » ? d’une collection d’écrits à caractère artistique ? d’une institution culturelle avec ses relais médiatiques, ses réseaux de sociabilité, et ses organes de consécration symbolique ? d’une discipline représentée sur la base de savoirs et d’enseignements dans le monde universitaire ? – pour ce qui regarde la littérature donc, mais aussi les discours sur la littérature, un lieu commun s’est indéniablement installé qui va du « désintérêt » à la « dévaluation » voire à « l’épuisement ». Cette mélancolie doublée de pessimisme fait la réussite de l’essayisme à la mode. Selon des qualités variables, mais à dates rapprochées, l’archive passe aussi bien par L’adieu à la littérature (2005) de William Marx, Le bûcher des humanités (2006) de Michelle Gally, La littérature en péril (2007) de Tzvetan Todorov, « Le souci de la grandeur » d’Antoine Compagnon (Que reste-t-il de la culture française ?, 2008), ou plus récemment Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (2016) d’Hélène Merlin. 
Je ne m’attarde pas sur le diagnostic de la crise. Il est sans doute plus juste de parler de déclassement. Car ce qui est fréquemment visé est la cotation sociale de plus en plus faible des écrits littéraires sur le marché des biens symboliques, la perte de prestige et d’aura. Au-delà, il reste leur fonction culturelle, qui est encore d’un autre ordre. Quant à décréter l’épuisement de la littérature, la réponse appartient à ceux qui la font. De tels discours empruntent des arguments qui ne sont pas sur le même plan. Pour les uns, le reflux de la littérature s’expliquerait par la concurrence des arts, peinture et musique, et surtout le cinéma capable de prendre en charge des récits de vie et des questions de société. Pour les autres, il n’est pas séparable de la montée en puissance de notre culture visuelle et numérique au quotidien. Les points d’ancrage affectés à ce déclin sont – selon des échelles variables – l’école et les méthodes d’enseignement de la littérature comme le repli à l’échelle mondiale de la langue ou de la culture françaises. 
Là où interviennent la théorie et plus précisément l’histoire de la théorie, sous l’espèce d’un procès rétrospectif, c’est à travers ChangeTel Quel et les multiples avatars du structuralisme français, plus encore leur genèse du côté de Valéry et de Mallarmé, le resserrement d’une vision autonomiste de la littérature, qui conjuguerait le solipsisme au formalisme. Dans cette perspective, le culte de la spécularité aurait conduit à marginaliser un peu plus la littérature, qui ne se préoccuperait plus ni du réel ni de l’histoire ni de la vie. C’est ce que résume par contrepoint ironique Vincent Kaufman dans La faute à Mallarmé (2011), qui nuance l’idée même de Linguistic Turncomme si – sans même évoquer le rôle joué par Althusser – les considérations de nature politique avaient été étrangères aux avant-gardes, comme si les couplages structuralisme / marxisme, matérialisme textuel et matérialisme dialectique n’avaient pas été de mise. Ce que laisse entendre a contrario un tel procès, c’est le pouvoir longtemps imputé à la littérature, sa capacité d’agir dans la vie des idées et dans la vie publique, l’aptitude même à mobiliser les consciences. C’est cette conception que Sartre et sa théorie de l’engagement ont consommé, en la portant au rang de mythe personnel, par-delà l’histoire qui en relie l’auteur à Voltaire ou à Hugo par exemple. Il ne s’agit pas en retour de nier ce que plus prudemment on peut appeler le mode d’action critique des œuvres, leur potentiel de révélation voire d’anticipation, qui s’illustre de manière explicite ou latente de Balzac à Claude Simon, de Kafka à Kundera. L’enjeu est de cerner à ce niveau quelle théorie du langage implique quelle théorie du politique et réciproquement.