Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

vendredi 28 septembre 2018

À QUOI BON LA THÉORIE LITTÉRAIRE ? (VIII)

Ces questions sont-elles seulement pertinentes pour des universitaires qui s’intéressent à la littérature ? Ces débats « théoriques » ont-ils une importance (même inconsciente) hors des murs de l’université ?

On revient au titre de cet entretien et à sa réflexion liminaire : « À quoi bon la théorie ? ». Ce titre s’inspire du Salon de 1846 de Baudelaire et du chapitre : « À quoi bon la critique ? ». On sait que l’auteur vitupère à propos de dessins et de peintures contre la critique « froide et algébrique » qui prétend « tout expliquer ». Il lui oppose cette idée que « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie ». Au sens où ce sont d’abord les œuvres qui inventent leurs poétiques. Baudelaire ne pense de critique possible qu’énoncée « à un point de vue exclusif » – le seul qui puisse paradoxalement rejoindre le public et exposer l’activité des œuvres.
En va-t-il autrement de la théorie ? Est-il possible de la circonscrire à une fonction descriptive et analytique en réservant les processus évaluatifs voire normatifs à la critique ? La théorie est critique par définition. Elle l’est par ce qu’elle cherche à savoir qui l’oblige à se mesurer aux savoirs qui ont pour objet l’homme de la littérature. Elle l’est encore par les enjeux qu’elle met au jour dans l’ordre de la culture, de la société, de l’éthique et du politique. La théorie ressortit pour cette double raison à une utopie. Les questions qu’elle pose ne sont pas la propriété unique et absolue du savant ou de l’intellectuel. S’il en était ainsi, il ne vaudrait pas la peine de s’en occuper. Ces questions sont celles de l’homme ordinaire. À l’épreuve d’un livre, lors de la publication en 2006 des Bienveillantes de Jonathan Littell, ces mémoires fictifs d’un officier SS, par exemple. Ou d’un spectacle : Oblivion de Sarah Vanhee, programmé à Québec ce mois-ci. L’artiste belge présente dans Le Devoirsa performance comme une écologie « métaphysique » : déchets, restes de table, excréments – paradigme de la société du jetable hantée par la production et la surproduction qui lui semble poser la question de savoir à quel moment on devient (ir)responsable de sa « merde »… (https://www.ledevoir.com/culture/theatre/528606/fta-theatre-invisible).
Bien entendu, comme n’importe quel discours, il est impossible de négliger la coupure épistémologique produite-produisante de l’analyse savante – les particularités d’un vocabulaire et d’une argumentation techniques, inséparables de la coupure institutionnelle. L’une et l’autre se renforcent et se doublent d’effets sociaux de légitimité et de pouvoir. On rencontre a contrariodes mécanismes de contestation, de sanction ou de désaffection vis-à-vis de ces savoirs ou de ces discours. Ainsi est-il non moins difficile de passer sous silence la perte d’attractivité actuelle de la littérature et des discours ou des savoirs sur la littérature. On y a fait allusion plus tôt. Or c’est peut-être à cet endroit que, silencieusement, s’exprime le plus notre besoin de théorie. Car c’est en replaçant la « littérature » – au lieu de la défendre – dans une théorie d’ensemble qui tient le social, le culturel, le politique et l’artistique, qu’on peut commencer à en faire un champ de questions, et à renouveler par conséquent le regard qu’on porte sur elle.
En 1985, dans un article de la revue Liberté, « Pour en finir avec les études littéraires », Marc Angenot émettait au nom de la « demande sociale » un constat qui se prétendait lucide, décrivant le stade de « coma dépassé » qu’auraient irréversiblement atteint les départements littéraires. Il faut croire que plus de trente ans après ceux-ci ont survécu malgré tout à l’obsolescence promise. Ce qui n’est peut-être guère rassurant, les disciplines concernées demeurent dans une situation exceptionnellement fragile. L’observation aujourd’hui s’étend au champ des humanités, et probablement aux sciences sociales elles-mêmes.
Mais il importe de voir quel rôle la théorie assume dans le récit qu’Angenot propose du déclin de la littérature, pour l’essentiel celui d’un « antidote à la crise » comblant le manque d’intérêt du public, dans la mesure où il serait plus « expédient » d’étudier Proust selon Deleuze ou Michelet d’après Barthes que les vraies œuvres, lesquelles se raréfieraient selon lui. Tandis que les raisons d’une telle infortune ne sont pas explicitées dans son article, on ne saurait mieux méconnaître et la fonction de la théorie et la fonction de la littérature…