Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 31 mai 2018

B(R)OUILLON EXPÉRIMENTAL

La lisibilité encore du Baudelaire – et non le graphisme des ratures, hésitations ou repentirs, en soi intéressant. Les feuillets sont rédigés à la suite d’un projet d’article en 1967, probablement une commande de Langages. Voir introduction de Chloé Laplantine. Le plus frappant, c’est qu’ils organisent une archive mouvante et instable. De ce qui n’est pas même un livre, encore moins une théorie unifiée et achevée, mais autant de séquences répétées ou ratées que de progrès et de tentatives, il est difficile bien entendu d’extraire des conclusions viables. Il faut en prendre son parti, en faire l'amorce de sa propre investigation. Au seuil de l’intuition ou de la description, des cohérences multiples s’ajoutent plutôt et interagissent, il me semble. Mais ce b(r)ouillon expérimental présente une autre difficulté. Car on y entre moyennant certains présupposés, eux-mêmes variables, et à mon avis impossibles à ignorer : par comparaison et rétroaction avec les Problèmes de linguistique générale, en raison même du changement de cadre épistémologique, et en premier lieu la remise en cause des structuralismes dont la théorie de l’énonciation, la double promotion de la subjectivité et de l’historicité chez Benveniste, établissent précisément les « premières fissures » (François Dosse, Histoire du structuralisme, t. II), le désamarrage disciplinaire et institutionnel entre le champ linguistique et les études littéraires, sans oublier les modèles d’analyse qui ont changé sur la poésie, et Baudelaire spécialement. Ce statut paradoxal de non-œuvre qu’occupent les manuscrits de Benveniste en fait pour cette raison un laboratoire de la lecture. C’est ce qui apparaît avec l’iconique, le pathétique et l’esthétique par exemple. Les voies qui y sont tracées se coordonnent toutes cependant à un enjeu qui est aussi le point de butée de l’entreprise, en marque l’humilité, s’il n’explique pas son inachèvement : « La théorie de la langue poétique n’existe pas encore / Le présent essai a pour but d’en hâter un peu l’avènement » (p. 452). La théorie vise logiquement une spécificité : « La langue poétique doit être considérée en elle-même et pour elle-même. Elle a un autre mode de signification que la langue ordinaire, et elle doit recevoir un appareil de définitions distinctes. Elle appellera une linguistique différente. » (p. 640). Pas de solution de continuité avec l’ordinaire du langage. En apparence. L’ordre poétique entraîne une « conversion du point de vue », « tentative » que Benveniste estime « radicale » (p. 184). De nature épistémologique, cette conversion se traduit par une mise en crise des catégories en usage. Elle est du même geste l’occasion d’éprouver de nouveaux concepts, ce que dénote en partie la « terminologie à inventer » (p. 168) : « système signifique » (p. 34), « iconisant » et « iconisé » (p. 134), « eicasme » (p. 138) ou « pathème » (p. 152). Mais le néologisme n’est pas le garant de l’innovation. Ni l’intention scientifique à laquelle il ressortit isolée, sans précédents ni d’imposants modèles. Rappel : une première version de « Linguistics and Poetics » est présentée par Roman Jakobson dès 1958 lors d’une conférence à l’Université Indiana, puis remaniée en 1960 pour le volume de Thomas A. Sebeok, Style in Language (MIT Press). L’article en collaboration avec Claude Lévi-Strauss sur « Les Chats » de Baudelaire paraît en 1962 dans L’Homme, revue française d’anthropologie (t. II, n°1). En ce sens, le Baudelaire n’est peut-être pas ce qu’on appellerait la « poétique de Benveniste », mais il constitue au moins un essai de poétique, et s’avise devant ces « questions d’art » d’être en « terrae incognitae » (p. 672), l’auteur reprenant prudemment une déclaration du projet de préface aux Fleurs du Mal.