Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

jeudi 31 mai 2018

UNITÉS ÉVOCANTES

Tenir jusqu’au bout la contradiction : « C’est dire que le mot est l’unité fondamentale, mais une unité de nature tout autre que celle qui est admise pour le mot lexical » (Baudelaire, p. 658). Et par définition, ce que laisse apparaître le régime poétique du discours, c’est que « le mot ne signifie pas (seulement), mais qu’il évoque » (p. 656). Les mots comme autre nom possible du continu (?) – instauré par assemblages et propriétés associatives – permettrait de passer du lexical au poétique comme de l’intenté au suggéré (p. 717) – vers des « unités évocantes » (p. 616).

LE MOT CONTRE LE SIGNE

La notion est suspecte, tenue aux marges par la majorité des linguistes, et pourtant Benveniste non seulement la réserve mais la remotive. Déjà dans Problèmes : impossible de l’exclure du métalangage, il a une nécessité par rapport à signe, et opère sur la base sémiotique / sémantique. Le mot et la phrase appartiennent au même monde. Mais le terme n’est pas dépourvu d’ambiguïté. Dans Problèmes, il s’apparente au nom de son acception sémantique à l'unité lexicale et entre dans le couple lexème vs morphème. Il a encore ce statut dans Baudelaire : les listes de vocabulaire. Et Benveniste me semble plus résolument lexicaliste que syntaxier. 

LA PHRASE AUX MARGES

La relation entre le continu et la « phrase-chant » de Mallarmé, celui des Poésies, plus que du Coup de dés, est d’autant plus notable que Benveniste dissocie au nom du discours le signe du mot dont il cherche la théorie (Baudelaire, p. 596), et reconnaît le « poème ». Mais l’élément qui démarque l’essai de poétique est le retrait de la phrase, qui est pourtant à la base de sa critique du signe dans Problèmes de linguistique générale, définie au rang d’unité du discours, au point qu’elle devient l’instrument d’une nouvelle épistémologie linguistique à fonder. Comme si tout était à redémontrer ou à refaire devant les vers des Fleurs du Mal

ASSEMBLAGE (ENCORE)

L’assemblage m’apparaît avec plus de clarté. À titre général, il présuppose la discontinuité voire l’hétérogénéité des éléments qu’il met en rapport, il organise une économie de la différence. Dans un premier temps, il porte sur la cohérence structurelle des énoncés et les mécanismes combinatoires qui en sont la source. Il appartient déjà au vocabulaire des Problèmes qui parlent de « l’assemblage sélectif et distinctif » en vue de produire des « unités signifiantes » (t. I, p. 62) ou de « la contrainte des lois de leur assemblage » (t. II, p. 227). Dans ce cadre, l’assemblage implique les phénomènes de hiérarchie, notoirement dans le domaine de la syntaxe. Il active également l’idée de « construction » (Baudelaire, p. 28) comme il gouverne les processus de dégroupement ou de « groupement » (p. 646) des signes, sans que ceux-ci soient limités aux cas prosodiques et métriques. Dans un deuxième temps, il prend la forme de « l’agencement » ou de « l’arrangement » (Problèmes, t. I, p. 96) qui déterminent non seulement un ordre mais explicitent la relation partie-tout entre les unités. À ce stade, il se révèle néanmoins irréductible à la seule logique des combinaisons, puisque de « l’assemblage des mots » résultent aussi un « sens » et une référence qui sont inséparables d’un « emploi » (t. II, p. 226) et d’une situation de discours. Or de même qu’il est « sujet à changer » et obéit aux « configurations particulières du mouvant » (t. I, p. 333), ainsi qu’il advient pour le rythme dissocié de la fixité formelle du skema, cet arrangement se révèle « original » lorsqu’il s’agit de phrases dont « le modèle ne peut avoir été donné directement » (t. II, p. 19). Ce ne sont plus alors « les éléments constitutifs qui comptent » mais « l’organisation d’ensemble » (id.). Ce faisant, Benveniste invite à dissocier l’idée même d’ensemble de celle de totalité, qui me semble l’un des enjeux majeurs des manuscrits de poétique : l’assemblage contribue sans nul doute à l’émergence d’une « unité de globalité enveloppant des parties » (Problèmes, t. I, p. 22) mais cette unité résiste simultanément à ces parties. Autrement dit, dans sa généralité ou son approximation, la terminologie que convoque Benveniste a pour effet de réinscrire l’analyse dans le champ pré-phrastique et le halo synonymique de l’âge classique (voir l’état lexicographique de J.-P. Seguin), là où phrase voisine avec dictionexpression et façon de parler. Du moins met-elle beaucoup moins l’accent sur des principes structurels constants qui gouverneraient la formation de la phrase que sur des assemblages entendus comme suites ou séries discursives continues.

SYNTAGMATION (BIS)

L’appareil notionnel reste provisoire, aléatoire, qui cherche à rendre compte du processus même du continu : entre les catégories techniques et les demi-concepts. Syntagmation (voir post de novembre 2017) est celui qui résiste le plus. À comparer : « Sémiologie de la langue » : « Du signe à la phrase il n’y a pas transition, ni par syntagmation ni autrement. Un hiatus les sépare. » (Problèmes, t. II, p. 65) ; « La forme et le sens dans le langage » : « Sur ce fondement sémiotique, la langue-discours construit une sémantique propre, une signification de l’intenté produite par syntagmation des mots où chaque mot ne retient qu’une petite partie de la valeur qu’il a en tant que signe. » (Problèmes, t. II, p. 229). La  question débattue n'est pas similaire, et la distinction signe / mot s’y déploie déjà. La deuxième occurrence est celle que retiennent les manuscrits du Baudelaire

LE PARADOXE DU SINGULIER

Le paradoxe le plus éclairant, qui est le paradoxe du singulier – et Benveniste y revient de manière obsessionnelle comme lorsqu’il observe que chez Baudelaire la rection des prépositions et la syntaxe de manière générale se révèlent identiques aux régularités des productions ordinaires. De même, les mots, « pris séparément », sont entièrement « ceux de la langue ordinaire » (p. 558). Or ils fondent « une expérience toute personnelle et unique » par le biais d’une « langue » qui « n’est […] pas connue a priori » (p. 634). Cette langue dans la langue rappelle la déclaration célèbre de Proust dans Contre Sainte-Beuve : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». Du point de vue du signe, l’œuvre demeure reconnaissable, puisqu’elle appartient encore au système de la langue, dont elle est une réalisation. Du point de vue de l’art, elle est encore à connaître, puisqu’elle est l’acte « d’un poète, et elle est réinventée par lui dans chacun de ses poèmes » (p. 442). Benveniste décline inlassablement cette idée.

ÉCUEIL NOMINALISTE

L’instabilité conceptuelle : langage poétiquelangue poétique – et la visée de spécificité n’exclut pas par endroits que la réflexion formelle se risque à l’essentialité ou l'essentialisation. Mais Benveniste reconnaît par ailleurs l’aporie de l’entreprise, ce qui la condamne peut-être pour partie : « chaque poète a sa langue poétique » (p. 454). Écueil nominaliste. La langue qui est l’objet est prise dans l’énonciation, ce que sous-entendent « exercice » et « réalisation » lorsque Benveniste « situe le problème » au niveau « non du signe mais du discours ou mieux du poème en tant que réalisation d’un certain exercice de la langue poétique » (p. 540).

B(R)OUILLON EXPÉRIMENTAL

La lisibilité encore du Baudelaire – et non le graphisme des ratures, hésitations ou repentirs, en soi intéressant. Les feuillets sont rédigés à la suite d’un projet d’article en 1967, probablement une commande de Langages. Voir introduction de Chloé Laplantine. Le plus frappant, c’est qu’ils organisent une archive mouvante et instable. De ce qui n’est pas même un livre, encore moins une théorie unifiée et achevée, mais autant de séquences répétées ou ratées que de progrès et de tentatives, il est difficile bien entendu d’extraire des conclusions viables. Il faut en prendre son parti, en faire l'amorce de sa propre investigation. Au seuil de l’intuition ou de la description, des cohérences multiples s’ajoutent plutôt et interagissent, il me semble. Mais ce b(r)ouillon expérimental présente une autre difficulté. Car on y entre moyennant certains présupposés, eux-mêmes variables, et à mon avis impossibles à ignorer : par comparaison et rétroaction avec les Problèmes de linguistique générale, en raison même du changement de cadre épistémologique, et en premier lieu la remise en cause des structuralismes dont la théorie de l’énonciation, la double promotion de la subjectivité et de l’historicité chez Benveniste, établissent précisément les « premières fissures » (François Dosse, Histoire du structuralisme, t. II), le désamarrage disciplinaire et institutionnel entre le champ linguistique et les études littéraires, sans oublier les modèles d’analyse qui ont changé sur la poésie, et Baudelaire spécialement. Ce statut paradoxal de non-œuvre qu’occupent les manuscrits de Benveniste en fait pour cette raison un laboratoire de la lecture. C’est ce qui apparaît avec l’iconique, le pathétique et l’esthétique par exemple. Les voies qui y sont tracées se coordonnent toutes cependant à un enjeu qui est aussi le point de butée de l’entreprise, en marque l’humilité, s’il n’explique pas son inachèvement : « La théorie de la langue poétique n’existe pas encore / Le présent essai a pour but d’en hâter un peu l’avènement » (p. 452). La théorie vise logiquement une spécificité : « La langue poétique doit être considérée en elle-même et pour elle-même. Elle a un autre mode de signification que la langue ordinaire, et elle doit recevoir un appareil de définitions distinctes. Elle appellera une linguistique différente. » (p. 640). Pas de solution de continuité avec l’ordinaire du langage. En apparence. L’ordre poétique entraîne une « conversion du point de vue », « tentative » que Benveniste estime « radicale » (p. 184). De nature épistémologique, cette conversion se traduit par une mise en crise des catégories en usage. Elle est du même geste l’occasion d’éprouver de nouveaux concepts, ce que dénote en partie la « terminologie à inventer » (p. 168) : « système signifique » (p. 34), « iconisant » et « iconisé » (p. 134), « eicasme » (p. 138) ou « pathème » (p. 152). Mais le néologisme n’est pas le garant de l’innovation. Ni l’intention scientifique à laquelle il ressortit isolée, sans précédents ni d’imposants modèles. Rappel : une première version de « Linguistics and Poetics » est présentée par Roman Jakobson dès 1958 lors d’une conférence à l’Université Indiana, puis remaniée en 1960 pour le volume de Thomas A. Sebeok, Style in Language (MIT Press). L’article en collaboration avec Claude Lévi-Strauss sur « Les Chats » de Baudelaire paraît en 1962 dans L’Homme, revue française d’anthropologie (t. II, n°1). En ce sens, le Baudelaire n’est peut-être pas ce qu’on appellerait la « poétique de Benveniste », mais il constitue au moins un essai de poétique, et s’avise devant ces « questions d’art » d’être en « terrae incognitae » (p. 672), l’auteur reprenant prudemment une déclaration du projet de préface aux Fleurs du Mal.

LISIBILITÉ

La lisibilité du Baudelaire se pose immédiatement. Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Car il ne s’agit pas d’un livre. Et tandis qu’il se risque à une élucidation constante par goût de la découverte, il porte aussi sa date et rend sensibles les limites d’une forme de rationalité qui est aussi la signature d’une époque. Ce que vérifient sur un mode positiviste exemples et méthodes : statistiques lexicales, listes d’images et de figures, distribution des phonèmes, approches fonctionnelles, etc. Ou les parallélismes façon Jakobson. Pourtant, tels qu’ils ont été transmis ces feuillets importent peut-être moins par les hypothèses et les réponses – rarement abouties – que par les cheminements, les errances et les obstacles dont ils sont la preuve. En effet, si le Baudelaire est lisible, c’est d’abord comme questionnement, au sens le plus littéral de ce qui change l’objet – la poésie – en question. Et ce qui rend passionnant cette mise en série, c’est que cette question demeure fondamentalement irrésolue. Ça coince, ça grippe, ça bute. 

LA PASSION DES MANUSCRITS ET AUTRES POSTHUMES

En relisant pour contribution le Baudelaire de Benveniste, et alors que le texte fascine, je me dis que décidément je n’ai guère la passion des manuscrits. Ce qui m’irrite, c’est le statut d’œuvres donné à ces dossiers invisibles et secrets, intimes pour certains, comme ces cours publics qui n’ont été que paroles provisoires. Des circonstances que les lecteurs éternisent. Et cette publication-là s’inscrit dans son temps – consciemment et inconsciemment. Bien entendu, et c’est l’intérêt majeur, il y a dans cet éclairage une actualité inattendue de Benveniste comme pour Langues, cultures, religions (Lambert-Lucas, 2015) et Dernières leçons : Collège de France 1968 et 1969 (Gallimard / Seuil / EHESS, 2012). Il reste que le contemporain a le goût du posthume – notable au tournant des années 90. Y-a-t-il un seul des auteurs – de ceux qui ont inventé le XXesiècle – qui échappe à cet effet ? Lévi-Strauss entré en Pléiade un an avant sa mort ; Barthes, entre les Œuvres complètes à la manière d’un classique, les séminaires et les textes autobiographiques ; Deleuze (L’île déserte, 2002, Deux régimes de fous, 2003, Lettres et autres textes, 2015 ; et je ne parle pas de L'ABCédaire prévu à cet effet, ou des enregistrements Paris 8) ; Lacan, Autres écrits (2001) ; la vingtaine d’ouvrages qui a suivi la disparition de Jacques Derrida en 2004. Foucault – l’illusion d’une œuvre seconde : Leçons sur la volonté de savoir, Naissance de la biopolitique, L’herméneutique du sujet, Le gouvernement de soi et des autres. Etc. C’est le marché de la rétrospection, qui conjugue la mise en intrigue à une représentation du siècle. Ces inédits, reliques, cours, papiers sont une manière d’archiver et d’écrire l’histoire.

mardi 29 mai 2018

MAUVAISE LECTURE

Aussi, au rang des souvenirs, il est 3 h 05 a.m., ce que l’insomnie autorise… – The Dying Animal m’a laissé perplexe.
Pourquoi ? Mauvaise lecture ?

IRONIE

Roth de nouveau. Il y a certes cette singulière saveur du texte romanesque, toujours repris, et partie de l’œuvre me reste encore inconnue ; mais ce sentiment aussi de gêne persistante à l’égard de ce qui fait d’abord sa signature, et que je ne suis toujours pas parvenu à surmonter : cette oralité fondée par saturation sinon sursaturation de l’ironie (voir bien sûr le cas – séminal et paradigmatique – de Portnoy) – qui explique l’état d’ébriété dans lequel le lecteur se trouve en fermant le livre, au point qu’on est obligé de dévorer homéopathiquement l’œuvre pour l'apprécier pleinement. 

mercredi 16 mai 2018

SONNET SELON GUILLEVIC

Ces mots relevés de Guillevic dans « Épître, XIII » (13 janvier 1955), la simplicité efficace à énoncer l’éthique en acte d’une création, pour ce qui ne semble être qu’ensemble « structuré » et « esthétique ancienne » – une forme passée par toutes les voix et distorsions – savoir : « […] si du sonnet j’ai fait ma chose / et non pas répété, ma foi, ce qu’on connaît » ; à prendre dans l’opposition établie par Jean Tortel dans sa lettre du 29 décembre 1954, entre le répété et le redit qui met sur la voie du renouvellement (Discussion sur la poésie, Tortel, Daix, Guillevic, Aragon, Europe, 111, mars 1955) ; d’où chez Guillevic « […] et, pour la nouveauté, / Je ne connais que celle où l’avenir fredonne ».

UNE PÉTITION À SIGNER ET DIFFUSER