Ce ne sont pas les catégories a priori de la langue, redevables de l’épistémologie du signe, qui permettent de
rendre compte, bien sûr, de cette phrase continuée. Mais par exemple : la
pâte mots de Tarkos (« La phrase et sa pâte. Pâte mots » / « oui »
– Écrits poétiques), le blocs de KHA-KHA d’Artaud, le point de
Péguy, la ligne et le pli de Michaux, les borborygmes de Larbaud, les coups et
les traits de Corbière. Etc. La liste est longue. Il faut bien leur faire un
sort à ces termes-là. Ce ne sont pas des notions. Tout juste. Encore moins des
concepts. Balbutiants. Et ils ne passent pas l’épreuve de la logique, tout en
étant systémiques. Centraux. Porteurs des œuvres et des valeurs. Des mots à
virtualité théorique. En chemin vers un concept, dont ils n’ont ni la
rationalité ni la clarté et dont au final ils se dispensent tout à fait. Au
sens où ils n’ont pas un strict rôle de vicariant. Images. Métaphores.
Métonymies. Selon la rhétorique classique : des tropes. Non-concepts ou
demi-concepts, allez. Détours de la langue en tous cas, figures d’un sens pour
l’autre, ces tropes sont en même temps propres au poème et à lui seul. Du poème
ils représentent la forme nécessaire, l’expression la plus adéquate, dans la
mesure où ils énoncent ce qui ne pourrait se dire différemment. Car ils mettent
au jour les rapports de l’écrivain à l’expérience de la phrase, et donnent tout
son sens à son caractère d’événement. Insistants ou récurrents, ils créent un
effet de cohérence, ils deviennent alors les catégories de l’expérience discursive.
Non des formes a priori de l’entendement humain, à la sauce
kantienne. Cela ne signifie pas qu’ils sont
ou font la théorie manquante de la
phrase et de son expérience. De quoi tiennent-ils lieu cependant ? D’une
poétique en cours, qui est encore sans nom, autrement inqualifiée et
inqualifiable, mais qui les rend aptes à désigner l’invention de la phrase. Et
le phrasé est peut-être le premier de ces tropes de nature théorique – celui auquel
il conviendrait de donner la consistance d’un concept – mais cela ne peut se
faire en retour que par le truchement de ces non-concepts semi-concepts,
aberrations ou monstres logiques. Car ce sont d’abord des mots, c’est-à-dire
les marques de discours qui en motivent les valeurs. Ce sont ensuite des mots « pour
savoir » (Exécutoire) comme le dit Guillevic, porteurs en soi
d’inconnaissance. On ne parle pas ici d’une absence ou d’une négation de la
connaissance mais tout au contraire d’une connaissance en train de se faire,
c’est-à-dire des termes potentiels d’une épistémologie. Ou si l’on veut : un
savoir du singulier sur lequel peut à rebours prendre appui une pensée de la phrase continuée.