En traversant la
réponse de Marcel Gauchet à Achille Mbembe*, je retiens la double correction :
1. l’opération qui consiste à historiciser le(s) processus de la « mondialisation »
et la lutte des identités nationales entre elles ; 2. l’impossibilité de faire
abstraction de ces mêmes identités, et des nations par exemple, au nom de la
logique trans-nationale de « l’en-commun ». Cette contre-argumentation
ne va pas sans difficultés toutefois. Certes le propos tend à périodiser
justement le phénomène de la « mondialisation », pointant pour partie
l’inadéquation conceptuelle du terme : il y a une « première
mondialisation vraie » [je souligne], celle de l’impérialisme
colonial ; il y aurait une deuxième mondialisation – dont la nature n’est pas
exactement spécifiée ; ce sont ses effets plutôt qui sont envisagés – celle que
nous vivons actuellement. L’intérêt est que le processus ainsi compris mais
guère défini est disposé dans la longue durée (voir également Edgar Morin). L’idée
cependant qui transparaît et mériterait sans doute d’être précisée est, outre l’emploi
privilégié de « mondial », « mondialisé » ou « mondialisation »
dans la littérature d’expression francophone (plutôt que global ou globalization), l’instabilité et
la pluralité ouverte d’un mot et de son champ problématique. De ce point de
vue, en effet, la question de la mondialisation et celle des « identités »
sont inséparables. L’enjeu est de savoir ensuite comment on pense ces « identités » :
« Il n’y a pas si longtemps, chacun vivait dans son coin, sans se
tracasser de son identité. Elle vous était tout simplement donnée avec votre
société. » Ce qui passe aussitôt par-dessus la condition des langues et l’articulation
langue-société-culture. L’identité est tout autant donnée par la/les langues
que par la société et c’est ce qui explique aussi qu’elle désigne non seulement
une origine ou un héritage collectifs, du temps
et du passé, mais une activité des sujets, des communautés, des peuples – en devenir.
La deuxième mondialisation est inhérente aux décolonisations, comme inversion
et réappropriation de l’universalisme européen : « N’oublions pas que la
décolonisation s’est faite au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes,
un droit que les Européens avaient consacré chez eux, mais oublié d’appliquer
au-dehors. Il a triomphé partout. Comme quoi il y avait bien quelque chose d’universalisable
dans ce que la domination charriait avec elle, quelque chose de plus fort qu’elle
et capable de la renverser ». Soit mais l’optique demeure ambiguë : l’oubli en question, dans sa
démesure même, a été historiquement coûteux ; il n’est pas posé ici en principe
de cette universalité (comme s’il en était constitutif) mais révélé au
contraire à travers son actualisation pratique. Au lieu d’être ce droit dont le
caractère résolument fictif a été dénoncé de longue date, au moins depuis Marx,
et a donné lieu à des critiques classiques (comme expression des intérêts d’une
classe sociale particulière ou de la domination masculine, etc.), il prend ici les
traits d’un excédent, qui résiste au cœur même de la mondialisation, en ce qu’il
en représenterait l’un des opérateurs : « quelque chose d’universalisable »
ou « noyau d’universalité » distincts de l’universalité. Si l’on
préfère, c’est en définitive cette tension entre l’universel et l’individuel qui
sert d’instrument heuristique : « Il a émergé en Europe, mais a
échappé aux Européens. Chacun se l’approprie à sa façon. Mais ce faisant, il
oblige tout le monde à se redéfinir dans sa particularité par rapport à lui, en même
temps qu’à se situer par rapport aux autres manières de s’en saisir et d’en
jouer ». L’analyse est partiellement justifiée pour une histoire des
décolonisations et des néo-colonialismes. Elle ne ressortit pas moins à une
histoire encore elle-même très eurocentrée de la « mondialisation ». Tandis qu’elle
éclaire le rôle des histoires nationales, comme les « réactions
identitaires » nourries par le sentiment d’« effraction » ou de « dépossession »,
l’universel illustre malgré tout un ethnocentrisme du concept.