Sociologie par –18° C
ce matin. Je retraverse l’article clair et incisif de Jean-Philippe Warren
(Université de Concordia, Montréal) : « Disciplines universitaires et
résistances à la marchandisation : le “Printemps érable” québécois »
(La Dérégulation universitaire, 2016, p. 177-197,
voir post du 28.09.16). Non pas
tellement pour son intérêt local que pour la corrélation qui s’y trouve établie
entre les prédispositions au militantisme et à la contestation des acteurs
étudiants face aux mesures libérales alors entreprises par le gouvernement
Charest et la distribution de ces mêmes acteurs en fonction des disciplines ou
des secteurs disciplinaires. Ce que cette corrélation dit de l’événement, ce
que l’événement en retour éclaire de cette corrélation. S’il ne s’agit pas à l’évidence
du « seul facteur » qui permet d’expliquer l’ampleur sociale et
politique du « Printemps érable », nourri par ailleurs par un
contexte d’opposition au pouvoir sous le coup de scandales répétés, et par des
phénomènes internationaux (Occupy Wall Street, Printemps arabes), la perspective adoptée est celle
d’une lecture plus interne du mouvement : « montrer comment le débrayage
étudiant a été en partie conditionné, au niveau universitaire, par les
disciplines auxquelles appartenaient les grévistes » (p. 191). Ce qui
ouvre la question sans doute plus large que l’optique strictement sociologique
du continu entre savoir et action, classiquement énoncée par l’idée selon laquelle « les
savoirs mis en jeu dans les départements et les facultés ainsi que les
débouchés professionnels typiques (publics, privés ou associatifs) affectent la
conscience citoyenne de ceux qui s’inscrivent à l’Université » (id.). Bien que l’on
puisse poser à titre général qu’il y a une « culture épistémo-politique
plus ou moins précise et accentuée pour chaque discipline » (id.), que l’épistémologique
et le politique sont donnés ensemble, informent les acteurs au cours de leur(s) formation(s), il resterait à
élucider comment ils sont effectivement « mis en jeu », par quelles
opérations (discours et pratiques) – en plus des conditions sociales et
institutionnelles qui leur sont faites – des savoirs peuvent acquérir ce statut
d’activité et cette efficience critiques, comment ceux-ci peuvent en retour être
variablement et même inégalement partagés entre les disciplines.
Warren parle à ce
sujet de « transformations éthiques, théoriques et épistémologiques »
(p. 186). Le problème ne tient pas évidemment à quelque essence des savoirs ; il est
dûment historicisé. Comme le rappelle l’auteur : « Au Québec, les
humanités et les sciences sociales ont servi, jusqu’aux années 1950, de caution
au pouvoir clérical, petit-bourgeois et traditionnaliste qui dominait les
espaces intellectuels et savants » (p. 187). Le changement intervenu avec
la Révolution tranquille (fin du pouvoir des clercs, diversification du corps
professoral, essor donné à la titularisation) a fait des sciences sociales et
des humanités des pôles résolument progressistes et contestataires. Et de noter
que tendance et contrastes actuellement s’accusent : les humanités sont
apparues en 2012 plus radicalement engagées que les sciences sociales elles-mêmes,
l’écart demeurant néanmoins sensible entre celles-ci et les sciences dures et
appliquées par exemple. En l’occurrence, cette radicalité est également synonyme
de marginalité : d’une part, parce que les humanités et les sciences
sociales n’ont plus nécessairement le poids décisionnel requis au sein des
universités ; d’autre part, parce que les disciplines s’y trouvent le moins
compatibles avec le « mode opératoire et gestionnaire » (p. 193) qu’y
prend le savoir. En l’occurrence, le diagnostic n’est pas optimiste : l’indépendance
intellectuelle du monde universitaire décline moins peut-être à cause de l’essor
des écoles de management et de commerce qu’à travers certains mécanismes
concrets de contrôle et de pression.
Entre autres exemples
significatifs évoqués : 1. des programmes d’enseignement de plus en plus professionnalisants
qui substituent au savoir la logique de l’expertise : ajustement ou flexibilité
des contenus « à la demande », souvent impulsés par voie hiérarchique
mais également relayés par certains représentants de la discipline, sous le discours
bien connu de modernisation, dénonçant le caractère archaïque, routinier,
traditionnel, et surtout mal ajusté ou peu rentable des enseignements aux besoins
de la société contemporaine, un processus objectivement accru par le modèle
clientéliste et consumériste de l’université ; 2. en symétrie, la soumission des
professeurs à « des exigences de recherche et de performance en matière de
subvention au détriment de leurs fonctions intellectuelles » (p. 188). En
effet, ces subventions (grants), par leur caractère notamment planifié, désignent le
contraire même de l’idée de recherche. Non seulement elles génèrent une inégalité
entre les chercheurs/-euses qui se trouvent dotés financièrement (ceux-là
figurent au palmarès de « l’excellence » en plus de la « performance »)
et ceux qui ne le sont pas, mais elles n’incitent guère à une réflexivité
critique des savoirs, critique des conditions institutionnelles, sociales et
politiques du savoir. À terme, c’est donc précisément le lien qui a entretenu
les possibilités de l’opposition et de la contestation dans les établissements
québécois qui se trouve menacé à travers ces mécanismes, et plus largement le
rapport entre université et critique et corrélativement entre université et
société.
Du reste, tandis que
les mesures à la fois financières et épistémiques de « l’idéologie
gestionnaire » (p. 178) au pouvoir continuent d’affecter à des rythmes et
des degrés divers les disciplines, la cartographie universitaire a été en 2012
révélatrice des clivages en jeu : « les humanités ont été, pendant le
Printemps érable, la locomotive de la grève » (p. 183) quand les sciences
appliquées ou dures, sans être absentes, ont été sous-représentées. On se
reportera au tableau 1 (p. 182) qui indique le nombre d’étudiants en grève aux dates
des 9 mars et 12 mai 2012 : 66,7 % et 62,5 % (humanités), 18,2 % et 25,9 %
(sciences sociales), 15,1 % et 11,6 % (sciences pures et appliquées). Sur cette
base, Warren fait valoir le contraste entre universités en fonction de la
morphologie disciplinaire des institutions : d’une part, en marquant que
le printemps québécois n’a pas été uniquement francophone ; d’autre part, en soulignant
les différents taux de participation à la grève en raison des poids
disciplinaires : « On ne peut donc s’étonner que les protestations
étudiantes aient été beaucoup plus bruyantes à l’UQAM qu’à l’Université de
Montréal, et à Concordia davantage qu’à McGill, c’est-à-dire dans les
établissements où les secteurs des sciences de la santé, pures et appliquées
sont plus faibles » (p. 184). On pourrait raffiner si l’on disposait de
telles données du niveau macro au niveau micro. L’essentiel toutefois ne résiderait pas
tant dans les positivités statistiques que pour chaque discipline, ses
sous-composantes et ses acteurs, dans le passage moins quantitatif que qualitatif
de l’épistémologique au politique, leurs articulations discursives.