Ces papiers d'Amérique(s) sont aussi à leur manière les papiers d'un jour.

Un journal, peut-être ? Un carnet, plus sûrement. Des notes et des impressions. Des textes gouvernés par la circonstance. Improvisés quand il faut. Mal écrits souvent, à la hâte ou sur le vif.

D’une intention encore mal éclaircie. Ils (se) cherchent moins quelque patronage littéraire qu'à découvrir cette intention.

Des papiers, encore. Drôle de matière. Moins emblème que dissonance, lorsqu’on les mesure à leurs ponctuations numériques. Il arrive toutefois qu'ils s’accordent avec le sens qu'ils possèdent en langue anglaise. Ils (re)deviennent alors une catégorie du discours.

Ce sont généralement plutôt des brèves, des citations ou des gloses. Des bouts d'expérience, qui deviennent par accident métaphores. Des morceaux d'actualité. Et pour tout dire, les digressions y occupent le centre.

Les dates qui leur répondent, aléatoires ou affectives, ne tiennent elles-mêmes que de fendre un peu des événements de nature très diverse, intimes ou publics, quelconques - incertains.

Pour l'essentiel, tout y est vu d'ici.

mercredi 9 novembre 2016

LE POÈTE AUX RELIQUES

Entretien de Michel Deguy dans Le Monde des livres* (27 octobre 2016), sur fond de « Forum Philo », conjugué à ses récentes publications : Noir, impair et manque et La Vie subite. J’essaie en mémoire de reconstituer la voix du poète. À traverser ces lignes, il me revient tout à coup que j’ai compté parmi ses « étudiants » anonymes, écliptiques ou découragés, quelques semaines à prendre un train de banlieue pour rejoindre la salle grise d’une université de banlieue, aux chaises vides. Nous étions quatre ou cinq à assister brièvement à ce séminaire. C’est l’histoire d’une écoute ratée.
Ce qui frappe toutefois dans les propos recueillis, fatalement orientés par le jeu du dialogue, c’est d’abord l’inversion du rapport de la littérature au temps et même à son histoire. Il y est question d’être « héritier », de « reliques », de « descendance » ou encore de « tradition ». Exit bien sûr le paradigme avant-gardiste qui a dominé le XXe siècle, ses dialectiques de la subversion et de la rupture, au profit d’une « écologie » de l’art et de la culture : « Aujourd’hui, l’injonction serait plutôt : gardons tout ; non plus “Du passé faisons table rase”, mais “Du passé, conservons tout”. Le problème se pose en termes de recyclage du passé. »
Certes, l’argument ne se sépare pas de la cohérence propre d’une œuvre née au début des années soixante, et indexe l’attitude d’un « écrivain responsable », il se place d’emblée dans le champ éthique. Mais il se moule aussi inévitablement dans l’idéologie dominante de l’époque, en passe de devenir un dogme au même titre que la dénonciation systématique des modernités du passé, dont l’instable pluralité se voit souvent assimilée et réduite au plan historiographique aux schémas dadaïstes et futuristes. Cette écologie de la littérature se mesure néanmoins à la longue durée puisqu’elle a trait à cette « transmission qui fait voisiner depuis 2500 ans philosophie et poésie ». Et comme transmission, elle attache la figure double du penseur et du créateur à la sociologie de l’enseignant sans détailler les rapports entre les termes. À ce titre, elle marque un « attachement » aux « choses du monde » comme à « la langue », et même à « la beauté de la langue », qui installe toutefois une première confusion. De quelle langue s’agit-il ? De l’idiome pratiqué ? De ce qu’on appelle communément la « langue du poème » ?
Dans le vis-à-vis qui unit l’écriture aux « choses », Deguy vise en particulier le statut nouveau de l’image tel qu’il menace la chose même. Alors que le poème se donne « par le dire » comme « faire-voir », de la « photographie » repérée à partir de la réflexion de Baudelaire dans le Salon de 1859 à la « screenisation » contemporaine, l’enjeu concerne son altération ou sa dégradation, le modèle médiatique d’une « injonction du vivre en direct ». Au lieu de dévoiler, l’image apparaît comme un obstacle ; elle se substitue à l’être ou à l’événement et constitue à ce titre un réel « danger ». L’écrivain observe : « on ne parle plus aujourd’hui directement des choses ». Et en guise de preuve, il retient la phraséologie : « l’image de l’Islam » ou « l’image de l’autorité », etc. Mais ni le langage ni a fortiori les langues, considérés dans leur processus de symbolisation, ne permettent de parler « directement des choses ». De même, qu’elle soit de nature religieuse, artistique ou médiatique, l’image en son histoire est inséparable des logiques de la représentation.
Si le poème a pour tâche de rendre présent le monde, au monde, c’est par « l’autre en soi-même », « destinataire » d’une interlocution et d’un partage qui peine à rendre compte cependant du potentiel collectif de la littérature. Il reste qu’entre l’héritage et le don l’important n’est pas, en effet, de « compléter » mais de « transformer », chaque poème comportant à un certain degré « une histoire de la poésie », qu’il renouvelle en s’inventant. Cette histoire est tournée vers le « contemporain » et le « présent », eux-mêmes distincts de la vie « en direct » ; mais elle se détourne également du concept d’« immortalité » ou de « gloire » qui la travaille depuis la Renaissance et la Pléiade. L’œuvre de Saint-John Perse, encore animée par l’utopie de la grandeur, en est peut-être l’un des derniers avatars. Elle s’achève précisément lorsque Michel Deguy entre dans le champ littéraire, à ce moment aussi où la gloire est remplacée par la valeur sociale et commerciale de « succès ».