Entretien de
Michel Deguy dans Le Monde des livres* (27 octobre 2016), sur fond de « Forum
Philo », conjugué à ses récentes publications : Noir, impair et manque et La Vie subite. J’essaie en
mémoire de reconstituer la voix du poète. À traverser ces lignes, il me revient
tout à coup que j’ai compté parmi ses « étudiants » anonymes,
écliptiques ou découragés, quelques semaines à prendre un train de banlieue
pour rejoindre la salle grise d’une université de banlieue, aux chaises vides.
Nous étions quatre ou cinq à assister brièvement à ce séminaire. C’est
l’histoire d’une écoute ratée.
Ce qui frappe toutefois
dans les propos recueillis, fatalement orientés par le jeu du dialogue, c’est
d’abord l’inversion du rapport de la littérature au temps et même à son
histoire. Il y est question d’être « héritier », de « reliques »,
de « descendance » ou encore de « tradition ». Exit bien sûr le
paradigme avant-gardiste qui a dominé le XXe siècle, ses
dialectiques de la subversion et de la rupture, au profit d’une
« écologie » de l’art et de la culture : « Aujourd’hui, l’injonction serait plutôt :
gardons tout ; non plus “Du passé faisons table rase”, mais “Du passé,
conservons tout”. Le problème se pose en termes de recyclage du passé. »
Certes, l’argument ne se sépare pas de la
cohérence propre d’une œuvre née au début des années soixante, et indexe
l’attitude d’un « écrivain responsable », il se place d’emblée dans
le champ éthique. Mais il se moule aussi inévitablement dans l’idéologie
dominante de l’époque, en passe de devenir un dogme au même titre que la
dénonciation systématique des modernités du passé, dont l’instable pluralité se
voit souvent assimilée et réduite au plan historiographique aux schémas
dadaïstes et futuristes. Cette écologie de la littérature se
mesure néanmoins à la longue durée puisqu’elle a trait à cette « transmission
qui fait voisiner depuis 2500 ans philosophie et poésie ». Et comme
transmission, elle attache la figure double du penseur et du créateur
à la sociologie de l’enseignant sans détailler les rapports entre les termes. À
ce titre, elle marque un « attachement » aux « choses du monde »
comme à « la langue », et même à « la beauté de la langue »,
qui installe toutefois une première confusion. De quelle langue s’agit-il ?
De l’idiome pratiqué ? De ce qu’on appelle communément la « langue du
poème » ?
Dans le vis-à-vis qui unit l’écriture aux « choses »,
Deguy vise en particulier le statut nouveau de l’image tel qu’il menace la
chose même. Alors que le poème se donne « par le dire » comme « faire-voir »,
de la « photographie » repérée à partir de la réflexion de Baudelaire
dans le Salon de 1859 à la « screenisation »
contemporaine, l’enjeu concerne son altération ou sa dégradation, le modèle
médiatique d’une « injonction du vivre en direct ». Au lieu de dévoiler,
l’image apparaît comme un obstacle ; elle se substitue à l’être ou à l’événement
et constitue à ce titre un réel « danger ». L’écrivain observe :
« on ne parle plus aujourd’hui directement des choses ». Et en guise
de preuve, il retient la phraséologie : « l’image de l’Islam »
ou « l’image de l’autorité », etc. Mais ni le langage ni a fortiori
les langues, considérés dans leur processus de symbolisation, ne permettent de
parler « directement des choses ». De même, qu’elle soit de nature
religieuse, artistique ou médiatique, l’image en son histoire est inséparable des
logiques de la représentation.
Si le poème a pour tâche de rendre présent le
monde, au monde, c’est par « l’autre en soi-même », « destinataire »
d’une interlocution et d’un partage qui peine à rendre compte cependant du
potentiel collectif de la littérature. Il reste qu’entre l’héritage et le don l’important
n’est pas, en effet, de « compléter » mais de « transformer »,
chaque poème comportant à un certain degré « une histoire de la poésie »,
qu’il renouvelle en s’inventant. Cette histoire est tournée vers le « contemporain »
et le « présent », eux-mêmes distincts de la vie « en direct » ;
mais elle se détourne également du concept d’« immortalité » ou de « gloire »
qui la travaille depuis la Renaissance et la Pléiade. L’œuvre de Saint-John
Perse, encore animée par l’utopie de la grandeur, en est peut-être l’un des
derniers avatars. Elle s’achève précisément lorsque Michel Deguy entre dans le
champ littéraire, à ce moment aussi où la gloire est remplacée par la valeur
sociale et commerciale de « succès ».