En relisant la
conversation à double ou multiple voix de l’auteure de Ce que fait un
angliciste (http://journaldetravail2008.blogspot.ca), j’essaie de
m’expliquer le durable effet d’écho des deux phrases liminaires (14 septembre 2016) : « Je continue à me demander bien ce
que je fais. Pas tant pour le minimiser, ce serait le point de vue individuel –
mais essayer de le situer, alors que je lis et j’observe tant et tant d’actes
de situation, de soi et des autres lus. »
II. Le travail
sur soi
À un premier niveau, c’est
exactement le genre de question que la routine universitaire tend à confisquer.
D’une part, parce qu’elle disparaît aussitôt dans le quotidien des tâches
pratiques, et les bureaucratisations croissantes des personnels chercheur et
enseignant ne contribuent guère à la faire émerger. Au métier de « savant »,
il est de plus en plus demandé d’être opératoire et fonctionnel (à la fois
corvéable et redevable), non de demander en retour à soi-même (et/ou à l’institution,
à la société, à l’État) ce en quoi il consiste, pire encore ce qu’il fait ou même devrait faire à son plus ordinaire.
À ce titre, se demander ce que je fais est (ou est devenu) la position la plus
diamétralement opposée à ce qui se fait, alors que dans les virtualités critiques (et
même autocritiques) dont elle se trouve porteuse, une telle attitude possède la
simplicité et l’efficacité d’un retour au fondement. Dans le même registre, le développement
exponentiel dans nombre de pays à économie post-capitaliste des recherches sur
programmes (avec leurs organismes de tutelle, ANR, CRSH, FQRSC, etc.) tend plus
radicalement à interdire la question, puisqu’on n’y évalue que des pensées
pré-thématisées, des connaissances à rendements et à résultats, des chantiers reconnaissables, orientés et
balisés.
À un deuxième niveau, c’est
incidemment le genre de question qui serait sanctionnée comme l’expression d’un
oisif. « Tu as bien du temps (à perdre) pour (te) poser une question comme
celle-là »... Et c’est pour cette raison – son caractère en apparence aussi
futile que luxueux – qu’elle se révèle tellement cruciale. Ce que je fais est, tourné
vers ce qu’il y a à en comprendre et à (en) savoir, du même geste ce qu’on se
fait à soi-même et aux autres dès l’instant où on l’énonce. Ce travail sur soi (au
sens premier du terme) ne ressortit pas à l’autobiographique même s’il se
charge également de la sphère privée et de ses affects. Il s’y loge d’abord intensément
de mise en doute, d’inquiétude, ensuite de sens des enjeux comme de désir et d’énergie
à élucider. S’il est inséparable en même temps de l’acte de « situer »
le « point de vue » que l’on cherche à inventer et à tenir, difficile
toujours à démêler et à éclaircir, c’est que ce travail procède lui-même d’un
effet d’étrang(ère)té. En effet, poser la
question c’est déjà, mais obscurément, admettre qu’à ce stade-ci le « je »,
à la fois, et à part égale, objet et sujet de l’action, ne ressemble plus à ce qu’il
faisait sans savoir alors qu’il le faisait. Il y faut bien entendu la maturité
et la réflexivité de tout un parcours singulier. Mais poser la question, c’est aussi
implicitement considérer qu’en l’état elle demeure largement invisible, ou
peine à apparaître, dans le champ d’écoute qui est le sien, les noms et les œuvres,
les dialogues et les analyses qui s’y conduisent – et qui permettent de la
construire.
D’une telle démarche,
absolument nécessaire pour « faire » et continuer de « faire »,
il me viendrait pour finir deux remarques de détail. L’une est qu’à certains
moments elle m’a fait curieusement songer à ce texte non moins original de
Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse (Raisons d’agir, 2004)
dont l’auteur a pris soin à la manière surréaliste d’écarter tout lien avec l’autobiographie ;
l’optique y est certes fort différente, mais conclusion d’une longue enquête
qui passe par Homo academicus, La Noblesse d’État, Les Règles de l’art et Méditations
pascaliennes, elle inclut dans sa pratique ou la condition de sa pratique la
connaissance du sujet de la connaissance. L’autre est qu’un tel travail – ce que fait un
angliciste – est définitivement absent du champ où je me place, et je ne perçois
pas (en espérant l’affirmer en toute erreur) que les éléments soient
actuellement réunis pour qu’une entreprise comparable y voit le jour.