Plaisir et réserves à lire les propos très éclairants de François Jullien,
recueillis dans Libération1 en date du 30.09.2016, à l’occasion de la parution de son ouvrage : Il
n’y a pas d’identité culturelle2. Il s’y inscrit certes – par la réception journalistique qui en présente
le travail pour le conduire expressément sur le terrain politique – une
réactivité appréciable contre les « sorties sur l’identité
nationale ». La critique se double en l’occurrence d’un effet de jugement
à l’égard des classes dirigeantes, réflexe de savant qui rappelle l’homme de
pouvoir à certains devoirs ; réflexe de savant qui s’opère au nom même de
la culture, disposée par la suite au centre de l’entretien : « Je
suis d’ailleurs consterné de constater que le personnel politique ne lit plus,
vivant dans une sorte de vase clos ». Coupure néanmoins relative, serait-on
tenté de corriger, nombre de thématiques à gauche et à droite ayant trouvé matière
et inspiration en France, au cours des trente dernières années, dans certaines
tendances philosophiques, variablement illustrées de Luc Ferry à Alain Finkielkraut.
Il n’en demeure pas moins vrai qu’en dénonçant le manque d’« outil
élaboré » ou la « pauvreté » intellectuelle du débat public il
s’agit en priorité d’en démêler les termes et les amalgames, spécialement la
corrélation entre identité et culture, en l’état « mal posée ». Ce
qui suppose un premier déplacement, du champ étroit de « l’identité
nationale » à celui plus large mais peut-être aussi plus diffus de
« l’identité culturelle ». Le deuxième mouvement tient, quant à lui,
au point de vue emprunté, « une position » elle-même mouvante entre
« culture européenne et culture chinoise », prise dans une tradition
anthropologique qui regarde vers Granet et Mauss entre autres. De fait, ce qui
se trouve de prime abord récusé à travers l’enseigne spectaculaire de l’essai –
il n’y a pas d’identité culturelle, – c’est « la confusion entre le
processus d’identification par lequel un individu se constitue en sujet et le
fait d’attribuer une identité objective à “sa” culture ». Si objective
qu’elle paraisse, cette identité n’en implique pas moins cependant des discours
et des représentations qui informent une telle relation, et il resterait à savoir
en outre à quelle(s) condition(s) s’opère le processus de reconnaissance voire
d’appropriation (« sa ») du sujet à la culture.
À l’appui de la démonstration, qui tente de déloger le concept d’identité,
Jullien pense la culture à partir de « ressources » qui, à la
différence des « valeurs », ne ressortiraient pas à l’« idéologique ».
Les unes sont « à la disposition de chacun », sorte de bien partagé
ou d’espace commun propre à fédérer
des individus et à fabriquer des collectivités ; les autres
participeraient à une dynamique plus divisive, écartant ou dessaisissant ceux à
qui elles restent résolument fermées sinon étrangères, comme l’indique en forme de symptôme l’obsession des « valeurs
françaises ». À cette nécessaire dissociation d’idées répond toutefois une
double difficulté. Le fait que les ressources soient à la disposition de chacun
ne dit rien quant à la manière dont chacun en dispose. En outre, la culture est
aussi le lieu où se
trouvent précisément en débat les valeurs, où elles se font et se défont, comme
le suggèrent de nouveau les exemples déclinés par l’auteur (de Rousseau au
latin et à la classe de philosophie). Pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là ?
Et c’est bien cet enjeu qui s’énonce derrière la question : « La
culture française, est-ce La Fontaine ou Rimbaud ? » Avec sa réponse conciliatrice
et rassembleuse, qui ne prend pas de risque mais replace tout effet de
différence dans le partagé et le commun : « C’est autant l’un que
l’autre, c’est l’écart entre les deux ». Il importe de marquer a
contrario que le syntagme « valeurs françaises »
est le catalyseur d’une pensée qui tient les valeurs a
priori et, au lieu d’en considérer l’historicité, les
traite au rang d’essences. Témoignage supplémentaire, par les conséquences
sociales et politiques d’une telle conception, de ce que la culture n’est pas
si simplement cumulative (« autant l’un que l’autre »), moins encore
neutre.
Envisagée en termes de « ressources », celle-ci se règle sur un
paradigme écologique, analogie de plus en plus répandue dans les productions
contemporaines. Tandis qu’elle désigne sur un mode convenu le “milieu naturel”
des sociétés, en revanche, les pratiques et les expressions symboliques qui
l’ont en charge figurent des sortes de “denrées” dont on « peut tirer
profit ». Étant comparables à des biens naturels, ces expressions sont
néanmoins précaires et appelées, en conséquence, à se raréfier. Il s’agit donc
en retour de « défendre », c’est-à-dire d’« activer »
littéralement les « ressources » et non seulement d’en faire des
instruments de « résistance ». On en déduit que c’est à cette activation et à cette activité,
dont les modalités resteraient à décrire, que se mesurerait la vitalité voire
la singularité des collectivités dans l’histoire, au lieu que les
« valeurs » préalablement disqualifiées sont d’abord l’objet d’un
« rapport de force », inséparable d’une dialectique
dominants/dominés. « À l’heure où on s’alarme tant du tarissement des ressources
naturelles de la planète, ne devrait-on pas s’inquiéter également du
tarissement des ressources culturelles ? ». De cette économie du
moindre, il est donné deux exemples significatifs sous la forme d’une part de
la « standardisation mondiale, c’est-à-dire d’abord commerciale »
d’écrits qui « formatent à l’identique l’imaginaire de la jeunesse »,
d’autre part à un niveau plus strictement linguistique de « la commodité de
l’anglais devenant le globish ».
Au-delà des lieux communs, souvent convoqués en ce domaine, il convient de
souligner que le concept de culture est immédiatement coordonné aux littératures
et aux langues. D’un côté, une pratique artistique dont le désamarrage actuel
est sensible eu égard à d’autres expressions qui font pourtant à part égale la culture, le cinéma notamment ; de l’autre
côté, le recul effectif de la diversité linguistique à l’échelle planétaire,
qui ne se laisse pas davantage réduire au seul statut acquis par l’anglais au
cours des trois derniers siècles, et réside dans une multiplicité plus large de
facteurs, migrations, urbanisations, conquêtes militaires, colonisations, politiques
des langues, etc. Du côté du latin, et du grec, bien qu'il ne soit pas contestable d’y
voir une autre « ressource essentielle », le propos gagnerait à une
explication sur la longue durée (l’histoire d’un déclin) au lieu de s’orienter d'emblée axiologiquement : « par paresse et complaisance idéologique ».
Ainsi posée, cette écologie de la culture contient d’autres ambiguïtés. La
critique de l’identité y vise en fait son couplage avec le concept de
« différence », s’efforçant de sortir de la dialectique
traditionnelle du même et de l’autre. À la différence il est principalement
reproché d’être une catégorie caractérologique et typologique, le classificatoire
pouvant devenir discriminatoire. Le cas extrême est repéré dans le
« mauvais livre » de Samuel P. Huntington, The
Clash of Civilizations (1996), dans lequel
« les cultures sont pensées comme des blocs : la culture chinoise, la
culture européenne, la culture islamique, avec leurs traits dits
spécifiques » sans considération pour leur « diversité
interne ». Soit, le clash en
sa lecture massive y est peut-être celui de l’ignorance, pour reprendre la
réplique polémique d’Edward Saïd3. Ce faisant, Jullien ne dissipe
pas complètement le malentendu qui entoure le rapport entre
« culture(s) » et « civilisation », laquelle procède d’une tout
autre histoire. L’argument par la « diversité interne » comme la
(sub)division ou l’imbrication n’y suffit pas. À l’inverse, « s’il n’y a
pas de différences culturelles » – celles-ci résultant de la logique propre
des identités, – la culture est pour l’essentiel saisie à travers ses
ressources créatives. Dans ce cadre, il est difficile de distinguer entre la
culture perçue sous l’angle communément anthropologique (les manières de
tables, les rites religieux, les coutumes populaires, etc.) et la culture dans
son acception restreinte (non nécessairement « élitaire » ou « élitiste »),
en gros les créations de l’esprit (sciences, philosophie, arts). En
dernier lieu, il devient d’autant plus complexe de formaliser et de comprendre
les liens qui unissent l’une et l’autre. En effet, dès lors que les
« ressources » sont par définition données, « à la disposition de chacun », ces rapports représentent autant
de conditions au « commun » dont le philosophe s’efforce par ce biais
de rendre compte.
Un révélateur en est la réponse proposée au statut de l’arabe, qui décentre
l’ethnocentrisme virtuellement contenu dans l’allusion au latin et au grec pour
y replacer les modèles orientaux : « Il faut apprendre l’arabe comme
une langue de culture et ne pas l’envisager seulement comme une langue
d’immigrés ». L’avertissement importe toutefois en ce qu’il déracine par
avance l’approche réaliste ou pragmatique et ses effets de coupure, qui
délaisserait la « culture » pour n’admettre qu’un problème ethnique
et social. Ainsi perçu, l’arabe remet donc en perspective l’immigration dans l’historicité
plus large d’une culture, dont il met au jour la singularité et la pluralité. Il
reste qu’entre la langue et la culture ce sont les œuvres de création qui servent
d’interprétant à l’activation et à l’activité des ressources
collectives (dans leurs formes canoniques, sans égard pour certaines variables du type savant/populaire par exemple) : « La langue n’est pas en
effet une affaire d’identité mais de fécondité : le français est d’autant
plus fécond que Rousseau ou
Proust ont déployé les ressources du français ». Il est indéniable que la
littérature constitue un facteur de perpétuation et de transformation de la
langue. Elle assume à ce titre une fonction spécifique au sein de la société. Mais
de manière comparable la langue comme ressource réside dans la diversité de ses locuteurs, elle-même indissociable des
variations géolinguistiques, sociolinguistiques ou ethnolinguistiques qui la fécondent.
Dans le vis-à-vis littérature/culture qui sert, à revers des logiques identitaires, à construire cette nouvelle
écologie, l’acquis essentiel du propos est
l’empiricité qu’y commande ce principe de la langue, évidemment solidaire de
l’existence des idiomes. Si l’on veut, c’est par la langue et les langues que
peuvent advenir la « production intensive » du commun et l’activation
de la culture. Il est ainsi rappelé qu’on « pense en langue » même si
la langue ne « détermine » pas la pensée, celle-ci
« exploit[ant] » plutôt les ressources de celle-là. Y résonne sans
doute la prudence traditionnelle du philosophe, attaché au pouvoir d’action de
la pensée qui, sans aller jusqu’au concept, démontre une capacité à s’extraire
du particulier et, au-delà, à viser expressément le général et l’universel. Une
telle position ne s’excepte peut-être pas absolument d’une approche
instrumentale. Du moins le verbe « exploiter » maintient-il à cet
endroit l’équivoque. Ce que laisse encore entendre le régime de la traduction comme
« entre », dans l’écart ou l’écartement des idiomes, réservant le
passage comme transcendance du sens : « L’intelligence, c’est de traverser ces intelligibilités diverses que sont
les langues pour produire un commun de l’intelligible. » Si la langue modèle effectivement la pensée, en informe même les
catégories, sans pour autant la déterminer, cet apparent paradoxe tient d’abord
au fait que la pensée opère dans la langue et par la langue sous la forme de
discours et d’énonciations qui en libèrent l’activité voire la créativité. Dans
l’immédiat, l’enjeu est de rappeler qu’on « ne dit pas » et par conséquent
qu’on « ne pense pas » la même chose « en français et en
chinois », et de remotiver sous la simplicité du constat une ancienne question
anthropologique et linguistique, dont la ligne passe par Humboldt et les
romantiques jusqu’à Sapir et Whorf.
De ce que la langue, admise comme « première ressource à
partager », donne leurs cadres à la société et à la culture, il ne
s’ensuit pas pour autant qu’elle n’est pas « un facteur d’identité »
et, au contraire, « un facteur de communauté ». À dire vrai, elle
n’est pas l’un sans l’autre et réciproquement, pour la raison mentionnée plus
haut qu’elle n’existe au plan empirique qu’à la mesure des discours qui la
réalisent. La langue trouve son principe dans l’individuation d’un je, moins indice pronominal ou fonction énonciative que, plus
fondamentalement, catégorisation linguistique et
anthropologique de la personne dont l’identité se définit comme altérité – cette
dernière incluant à la fois l’autre et les autres. C’était il y a un demi-siècle
déjà l’enseignement discret d’Émile Benveniste, ce linguiste pour
« littéraires » et « philosophes », peu enclin à la
technicité et tenu aux marges par les spécialistes du champ. De la langue et du
processus d’individuation qui en active les fonctions et le fonctionnement
découlait selon lui le partage notionnel entre identité et altérité (et non
entre identité et différence). Ainsi s’explique qu’à l’instar de la culture la
langue comme « ressource » (sous l’espèce cette fois de
particularités voire de particularismes) ait pu inversement, et selon les
sociétés, les peuples et leur histoire, être l’objet voire l’agent de fixations
ou de territorialisations, de résistances, de luttes ou de dominations
identitaires.
La question n’est certes pas ignorée. François Jullien aborde le cas des
étrangers en apprentissage, activant « les ressources de la langue
française » auxquelles ils sont plus souvent sensibles que « bien des
Français » vivant dans un état de transparence à l’idiome natal. Mais
c’est au prix d’un déplacement des termes, qui ne se situent plus exactement
sur le même plan : de la langue comme ressource aux ressources de la langue ; d’« un commun de la langue » au commun d’une langue. Enfin, est-il possible de « déployer » ce commun, sans
clarifier au préalable deux arguments quelque peu laissés dans l’ombre ?
L’un qui a trait aux raisons de cette sensibilité des étrangers, un phénomène qui ne se comprend sans doute pas sans les formes et les catégories
en usage dans leur(s) langue(s) d’origine à l’entrée sur le territoire et qui engage,
corrélativement, de multiples interactions possibles avec le français d’acquisition.
L’autre repose sur l’étiquette « langue française » qui contient aussi le statut d’idiome national.
Or c’est précisément cette composante que recouvre (englobe ? dépasse ?
éclipse ?) la théorie du commun, sans que l’implication (exclusive ou
réciproque) des termes s’en trouve mieux décrite. Cette précision est capitale
dans la mesure où, au début de l’entretien, l’auteur a pris soin de soustraire
le « commun » au « semblable », rejetant une dynamique de l’« assimilation »
qui a nourri, dans le cas français, la doctrine et même la mythologie
républicaines, et a passé spécialement par la langue et l’appareil scolaire.
Tout en étant liée à la condition empirique des langues, la théorie du
commun substitue à la rationalité classique des identités et des différences celle
des écarts. En 2012, dans sa
leçon inaugurale pour la Chaire sur l’Altérité (Collège d’études mondiales4),
François Jullien a résumé les propositions essentielles de ce qu’il estime être
un concept exploratoire au lieu du concept classificatoire qu’est à ses yeux la
différence. J’y renvoie pour le détail, me contentant d’en signaler ici les
lignes d’orientation. À un premier niveau, la différence se rapporte à la
distinction ; l’écart procède de la distance. Ce qui suffirait à désengager
un tel modèle des versions de la négativité en cours dans les années soixante. À
un deuxième niveau, l’écart importe plus que les termes différenciés : il
créerait « l’entre » ou mise en tension « féconde ». Dès
lors, le concept de distance redonne ses pleins droits à l’altérité en ce qu’il
permet « un dévisagement réciproque de l’un par l’autre : où l’un se
découvre lui-même en regard de l’autre, à partir de l’autre, se séparant
de lui » – processus éthique qui, en reliant des cultures et des « pensées »,
instaure au moment où elles « se dévisagent » un « espace de
réflexivité5 ». À la
différence de la différence, selon laquelle « une fois la distinction faite,
chacun des termes s’en retourne de son côté », par l’entre de l’écart qui
produit un « dérangement » chacun se révèle « dépendant de l’autre
et ne peut se replier sur ce qui serait son identité6 ».
Si le
retour à l’identité se trouve puissamment déjoué, c'est que l’un et l’autre ne demeurent
jamais les mêmes. Et pourtant, n'étant plus les mêmes, ce sont aussi les mêmes qui restent « en regard »
ou en dépendance, ou si l'on veut : les deux mêmes termes – l’un et l’autre – puisque l’essentiel
se situe chaque fois dans l’entre de la distance qui les sépare et les lie à la
fois, étrang(èr)eté constitutive de l’acte ethnographique, à la source ici de
la connaissance de l’un pour lui-même, de l’autre pour lui-même. Dans cet espace de
réflexivité, à la fois éthique et exploratoire, la condition admise des langues
ne serait pas oubliée, mais elle n’opérerait plus au même degré ou de manière
similaire. Elle agirait plutôt au rang d’une modalité de l’écart et de la distance eux-mêmes, comme si cette
condition ne changeait pas les rapports des termes, – l’écart et la distance
n’étant qu’une de leur formulation possible, – moins encore l’identité des termes, cette identité que l’on a cru refouler ou réduire à la rationalité
des différences mais dont la langue assure très précisément la transformation ainsi que le fait
valoir anthropologiquement et le principe de la diversité idiomatique et le
principe de l’individuation discursive. Peut-il y avoir un commun, et partant, une éthique
et une politique du commun, sur la base de l’un et de l’autre ? Peut-il y
avoir un commun sans le devenir radicalement autre des sujets qu’il assemble et fabrique nécessairement
par la langue et les langues ?
(1) François Jullien, Il
n’y a pas d’identité culturelle, Paris, Éditions de L’Herne, 2016, 104 p.