Délice à
suivre l’interview1 d’Achille Mbembe, jusque dans ses excès et ses
improvisations, comme une gifle à la bêtise française. Je ne détaille pas
l’ensemble de la critique, j’en décline quelques motifs éloquents. Le premier
geste, celui de déraciner les fixations identitaires sous l’espèce d’un verdict
désagréable : que la France sur ce point « peine à entrer de plain-pied
dans le monde qui vient » et, c’est comparativement à d’autres situations
nationales un euphémisme on ne peut plus généreux, car elle y va plutôt à
rebours ; que l’Europe « n’arrête plus de ronfler » dans ses
certitudes et risque sur ce mode de devenir même « une menace pour le
reste de l’humanité ». Ce qui évoque cette réflexion plus ancienne du
romancier Jean-Marie-Gustave Le Clézio dans un entretien accordé en mai 1997 à
Jacqueline Dutton, l’histoire négative de la construction européenne, l’altérité
à ses principes y étant posée par principe comme extériorité, le contraire
d’une utopie2. Il s’agit en premier lieu de sortir un continent de
ses légendes civilisationnelles et d’obliger un pays en particulier à
« faire face à son déclassement international ». Le deuxième geste
fait apparaître la conséquence, apprendre à « redéfinir » dans un
monde multipolarisé « les paramètres non plus de l’universel, mais de ce
qui nous est commun en cet âge planétaire ». Cette mise en cause de
l’universalisme comme particularisme (quand il « se fait ethnique »,
dit Mbembe) n’est pourtant pas nouvelle ; mais le débat français s’est
enlisé au cours des trente dernières années dans une série de batailles
intellectuelles visant à le restaurer et à le perpétuer. Il est notamment
inséparable des essais de liquidation des pensées du soupçon des années
soixante et soixante-dix, sur lesquelles inversement ont pris appui
quelques-unes des critiques postcoloniales (le modèle foucaldien entre autres).
Point remarquable : la mise en crise de l’universalisme passe par l’argument de la langue et de
sa diversité empirique : « À un moment historique donné, la langue
française a cessé d’être une langue ethnique. L’Afrique a permis à la langue
française d’échapper à son destin ethnique. » Dénationalisation paradoxale
au profit des peuples et des sociétés assimilés qui se sont appropriés
l’idiome dominant, ce qui n’annule évidemment en rien les difficultés ou les
conflits propres à la coexistence et à la concurrence entre le français, son statut
officiel reconnu ou non, et les langues et/ou dialectes en usage dans les pays
issus des anciennes colonies. En substituant à l’universalisme
« l’en-commun » (décliné sous la forme de « ce qui nous est
commun », « l’humanité a désormais en commun », « la
réalité d’une communauté objective de destin », « un futur en
commun », « de possible vie commune »), on déjoue peut-être
l’idéologie du « communautarisme », cet autre épouvantail à moineaux
qui suppose une « différence […] inéradicable » en lui adressant
d’autant mieux ce « reproche de ne point vouloir s’intégrer ».
Certains enjeux n’en restent pas moins sans réponse. L’universalisme est une
version – historiquement et culturellement située – de l’universel ;
est-ce à dire que la critique de l’un entraîne nécessairement l’éviction de
l’autre ? L’universel suppose en outre d’être mesuré au « global » [angl.] ou au
« mondial », aucun de ces termes n’étant équivalent. Par ailleurs,
indépendamment de la conceptualisation à laquelle le soumet Mbembe, il convient
de souligner combien dans le champ de l’anthropologie, des études
postcoloniales, de la sociologie, de la philosophie ou même des littératures,
le commun est devenu un concept commun pour rendre compte de faits sociaux,
politiques ou culturels. Tandis qu’il est ici disposé à l’échelle
transnationale, dans une histoire fondée sur « la circulation des
mondes » (mais qu’appelle-t-on un « monde » ? à quoi le
reconnaît-on ? comment le délimite-t-on ?), sur les
« parcours », « chemin » ou « rencontres », ce
qui inclut sous la figure du « passant », les migrations, diasporas
et autres exodes, notamment des plus faibles, pour des raisons d’économie ou de
survie, il n’est pas certain en retour que l’idée de nation soit en regard si
aisément réductible à une « mythologie » ou que cette mythologie soit
« vide ». Du moins en sa transnationalité et sa postcolonialité la
théorie du commun ne saurait-elle passer par-dessus des catégories, certes
lestées par l’histoire, peut-être même suspectes, mais dont les valeurs épistémologiques
à confronter ont su ou pu rendre compte dans un cadre variablement mondialisé
des fabrications des collectifs : sociétés, nations, peuples, pour n’en
prendre que quelques-unes, des plus massives, ne peuvent être inversement
subsumés sous une logique uniment universaliste ou identitaire. Le troisième
geste, en guise de corrélat obligé, met au jour cette propriété de
l’universalisme à présenter la culture « sous les traits d’une essence
immuable ». L’inférence qui suit se révèle néanmoins plus
problématique : « En vérité, ce que l’on appelle l’identité n’est pas
essentiel ». Elle fait sens s’il s’agit de souligner l'impermanence ou
la précarité de l'identité et de la penser par « l’autre » ou le
« lointain » (dont il existe au demeurant de non moins nombreuses
formulations essentialisées…) La déclaration a ceci de curieux qu’elle balaie
rapidement l’héritage des nationalités et des nationalismes en Europe à l’issue
des XVIIIe et XIXe siècles, leurs continuations dans les
impérialismes coloniaux, exportant des modèles culturels au même titre que la
domination militaire, économique, technique, "raciale", double confrontation
entre le Nord et le Sud pour reprendre un axe stéréotypé, entre les puissances
européennes elles-mêmes. Et la question des identités n’est pas moins en jeu
dans les conflits religieux et ethniques dont les espaces
« tiers-mondisés » ont été ou sont encore le théâtre. Ce que les
mondialisations (distinctes de la mondialisation dans l’acception étroitement
économiste du terme) laissent entrevoir ce n’est pas le caractère inessentiel –
que démentent les zones, les modalités, les acteurs des résistances à ces
processus – mais l’historicité radicale et mouvante des identités culturelles.
Ce qui « étale partout ses limites », ce serait plutôt le passé d’une
définition, une ontologie qui oblige inversement à réviser les cadres
épistémologiques qui en ont garanti jusque-là les théories, ces cadres ayant
une incidence immédiatement collective et politique. Le dernier geste est ce
qui sépare dans le propos de Mbembe la guerre de la lutte. D’un côté : « Plus elles perdent de leur
signification à l’intérieur, plus les démocraties atlantiques ont besoin de
conduire des guerres interminables au loin. Tout cela exige l’invention
permanente du “bon ennemi”, celui-là qui nous permet de décharger à l’extérieur
le surplus de violence qu’on aurait sinon à exercer à l’intérieur, au risque de
déclencher une guerre civile. La guerre externe permet à la démocratie de faire
reculer le spectre de la guerre civile. Auparavant, ce sont les colonies qui
servaient d’exutoire à ce surplus de violence. Elles servaient de champ
d’expérimentation de toutes sortes de guerres hors-la-loi et de toutes sortes
d’atrocités. Aujourd’hui il faut externaliser cette violence d’une autre façon.
Il faut par ailleurs comprendre que la guerre est devenue un rouage essentiel
de la vie économique et technologique des démocraties. » Et l’adjectif
« atlantiques » – au lieu de l’attendu « occidentales » par
exemple – pointe spécialement le paradigme états-unien. Aussi démystificatrice
que séduisante, l’explication ne cesse pas toutefois d’être simpliste. Sur
quels critères se partagent donc l’intérieur et l’extérieur (et il faudrait en
sus raccorder malignement dans l’entretien les valeurs éthiques distinctes et spécifiques
à « au loin » et à « le lointain ») ? À quelles causes
se rattache ce « surplus de violence » ? À quelle nécessité même
répond pour de telles sociétés cette économie de la violence en sa forme
spécialement démocratique ? De l’autre côté, s’énonce contre
« l’époque » le besoin de l’en-commun comme utopie
(« rêve » ou « poésie ») – alternative tendue vers un futur
qu’il faudra « construire consciemment » et « par la
lutte ». L’expression de cette autre nécessité, établie à une
« échelle véritablement planétaire », est classiquement traduite dans
les termes dialectiques des « vaincus » et des
« dominants ». Elle laisse pendantes deux questions : comment
s’exhausse-t-on des peuples et des nations à un commun planétaire ?
qu’est-ce qui prévient ces « nouvelles formes de la lutte » de ne pas
se transformer à leur tour en guerres puisque leur dimension serait devenue
désormais planétaire ?
(2) Dans Jacqueline Dutton, Le Chercheur
d’or et d’ailleurs. L’utopie de J.-M.-G.
Le Clézio, Paris, L’Harmattan, 2003.