Au
hasard des découvertes, ce court article signé par Marc Angenot en 1985, « Pour
en finir avec les études littéraires », issu d’un numéro de la revue Liberté sous l’enseigne thématique « Universitaires* ».
C’est moins le propos ironique (sinon satirique) et iconoclaste qui retient mon
attention que, trente ans plus tard, l’effet de lecture rétrospectif,
involontairement généré par ce papier : le discours d’un symptôme et le symptôme d’un discours, qu’on ne
peut pas ne pas mesurer aujourd’hui au déclin effectif des « lettres »,
corrélé à la « crise » plus ample des humanités. Certes, l’article réserve
sa part de lucidité avec des zones d’ombres ; mais il convient plutôt
d’interroger ici le diagnostic qu’il porte sur l’enseignement de la
littérature, selon un regard croisé entre la France et le Québec, et ses
présupposés souvent polémiques.
« Il
va falloir songer à se recycler » (p. 33). Une telle conclusion, adressée
à l’étroite communauté de savants dont l’objet de moins en moins stimulant
s’appelle littérature, a pu être reçue comme dérangeante ou prématurée, et peut
sembler inversement prophétique. Angenot y parvient au terme de trois
mouvements que je qualifierai (à condition d’avoir entendu sa démonstration) de
modèle humanistique ; de modèle moderniste ; et de modèle théoriciste. Le premier s’est illustré en
France avant mai 68 surtout ; inséparable des impulsions de la Révolution
tranquille, le deuxième s’est vérifié au Québec, en même temps que se
constituaient un corpus et une historiographie littéraires à caractère national ; le dernier est à la fois
une résultante et un « antidote » (p. 30) contemporains. En vérité,
ces trois paradigmes ne représentent pas si simplement des synchronies
détachées et/ou successives ; ils n’appartiennent pas en propre soit à
l’Europe soit à l’Amérique du Nord. Ils admettent de nombreuses circulations et
migrations épistémologiques et méthodologiques entre les continents et les pays.
Mais ils se traduisent par le même constat : une désaffection aggravée ou phase
de « coma dépassé » (p. 31) des départements littéraires.
De
quoi s’agit-il ? Ces trois modèles manifestent ce qu’Angenot appelle la
« clôture universitaire » (p. 27), qui a d’abord placé au dehors la littérature jusqu’à se
substituer finalement à elle, cet art ayant « cessé d’intéresser »
(p. 31) ou n’occupant plus de place « visible » et
« légitime » (p. 30), ce qui explique en retour que la « demande
sociale » (p. 33) pour recruter un personnel qualifié en ce domaine se
soit en proportion amenuisé dans les établissements. Ainsi, au temps où l’on
étudiait Nivelle de la Chaussée, Boileau ou Sully-Prudhomme, l’université
ignorait délibérément Éluard, Aragon, Sartre ou Camus, c’est-à-dire les
« écrivains vivants » (p. 27) et novateurs. Un changement s’est opéré
dans les années soixante lorsque les auteurs du temps ont progressivement investi
« la fonction des grands morts poussiéreux » (p. 28). Enfin, pratiquer
« l’étude des études littéraires » (p. 31), Proust vu par Deleuze,
Racine d’après Barthes, a constitué « une autre formule » (p. 30) à
mesure que la littérature devenait « moribonde » (p. 32), les ventes de
livres les plus significatives étant motivées ponctuellement par les programmes
des cégeps et des universités. Dans le cas français, l’analyse s’étendrait par
exemple à la loi des concours – des classes préparatoires à l’agrégation.
La
prémisse commune à ces trois paradigmes, dont l’évolution institutionnelle,
« l’élargissement de l’accès » (p. 29) du public étudiant à
l’enseignement supérieur, les mutations épistémologiques internes à la
discipline représentent autant de facteurs déterminants, c’est chaque fois la
déperdition de la littérature – en termes de prestige et d’aura, observation
qui nourrit de nos jours nombre d’idéologies réactionnaires sous couvert
d’humanisme et de défense des valeurs primordiales de la culture… Telle n’est
pas l’optique d’Angenot, dont le récit emprunte par ailleurs bien des
raccourcis en les assumant. Suggérées à titre ironique, les solutions de
rechange pour « louvoyer, panacher, réveiller l’attention moribonde »
seraient par exemple de mettre au programme « Platon, Tintin, Nivelle de la
Chaussée et Derrida » (p. 31) –
à la manière des Cultural Studies. Ou
plus radicalement, inventer la littérature « nous-mêmes ! » en
« transformant la classe en cours de création littéraire » (p. 32), usage
largement répandu en terres américaines…
Dans
cet état des lieux démystificateur, et pratiquement sans concession, ce qui
fait défaut pourtant ce sont moins les preuves sous l’espèce de faits et de
chiffres que les termes mêmes de l’analyse. À commencer par la catégorie
« études littéraires » qui est d’emblée admise sans jamais être
questionnée. Sans doute se décline-t-elle sur le mode anglophone des Studies ; peut-être l’appellation
est-elle également gouvernée par des réalités plus locales que générales. Créée
en 1969, l’Université du Québec à Montréal (dite UQAM, affiliée à l’Université
du Québec), possède par exemple un « Département d’études
littéraires ». Quoi qu’il en soit, le pluriel « études » dont
« littéraires » n’est plus qu’une composante, lui donne une extension
(et, subséquemment, une indétermination) telle qu’en cette valeur apparemment
intégratrice elle efface aussi nécessairement de multiples spécificités. Du
moins ne saurait-elle être tenue pour un équivalent strict de
« Littérature » ou de « Lettres », dont les emplois se
règlent sur des traditions institutionnelles, disciplinaires et nationales
historiquement variables.
Mais
le point névralgique est encore ailleurs, dans la liaison systématique posée
comme « axiome dissimulé » (p. 28) de l’institution entre les
« études littéraires » et la « littérature », suivant une
logique d’implication et d’explication réciproque et continue. À la source
d’amalgames récurrents dans la rhétorique contemporaine de la crise, le nœud
polysémique qui entoure « littérature » n’est pas non plus dénoué.
Car de quoi parle-t-on ? D’une expression artistique, dont le mode de
symbolisation est le langage ? de l’ensemble des œuvres ainsi produites ?
d’un institution culturelle ? d’un objet de connaissance ? d’une
discipline ? Bien qu’Angenot marque l’indépendance de chaque terme, la
frontière n’est pas toujours si claire. Lorsqu’il s’amuse du réflexe
conservateur de l’université, longtemps attachée aux textes canoniques du
passé, en attendant que « le mystérieux Jugement de la Postérité »
(p. 28) s’exerce sur les œuvres contemporaines et fasse définitivement le tri,
en dehors d’une saisie sociologique du phénomène il s’abstient néanmoins de
donner les critères qui rendent telle littérature « légitime » (p.
30) sinon par les acteurs – dont les savants et les universitaires – qui la
légitiment. Pour toute théorie de la valeur, ce qu’il appelle en discours
rapporté « la bonne et vraie littérature instituée » (id.) – instituée, donc – on n’a qu’un raisonnement circulaire.
De
même, les raisons du déclin de la littérature elle-même ne sont pas présentées,
« l’honnête homme amateur de livre » – autre fiction ou abstraction –
« passionné de littérature novatrice, attentif au mouvement
littéraire » devenant « une réalité sociologique des plus
évanescente » (p. 29). En fait de critique, c’est une théorie du public
qui manque cette fois. Du reste, si c’est pour vérifier le pouvoir
d’assimilation des créations contemporaines, particulièrement au Québec, par le
monde du savoir qui exerce sans discernement une « activité anxieuse et
envahissante » et pour tout dire « nuisible » (p. 33), –
« comment proclamer aujourd’hui : je suis l’avant-garde ;
j’expérimente la nouvelle écriture, je suis incompris, les philistins me
dédaignent, la preuve : je ne suis qu’au programme des cégeps de
Saint-Jovite et Rivière-du-Loup ? » (p. 30) –, ce n’est pas seulement
l’évanescence du lecteur qui est en cause mais, plus gravement, le déficit de
« grands écrivains légitimés par les trompettes de la renommée » (p.
32). La sociologie a besoin du mythe et du sacré qui lui servent de cibles à dévoiler.
Sa
position n’est pas si différente de l’institution dont elle démarque les
limites. Car, faute de critères, elle ne démontre pas davantage de capacité à lire au présent les œuvres, et il est
remarquable que le propos daté du milieu des années 80 se situe à un tournant
de la littérature québécoise, à un moment de mutation du champ littéraire
français. Du côté des « études littéraires », cette chronique d’une
mort annoncée se fait sans tenir compte de la concurrence des disciplines entre
elles, par exemple – passé le Linguistic Turn – des rapports qu'a entretenus cette activité de longue tradition avec la
montée en puissance des sciences sociales, ni même des réorganisations globales
– moins visibles, il est vrai, mais déjà amorcées à l’époque – du monde
universitaire en direction d'une « économie de la connaissance ». Le devenir de la
« littérature » ne se sépare pas des disciplines fédérées au gré des
cartographies épistémologiques et/ou institutionnelles dans le champ des
humanités. La question n’y est plus d’ordre social mais politique, le déclin
mais aussi la résistance de la
discipline s’inscrivent dans l’interaction savoir/pouvoir inhérent au
capitalisme cognitif, tel qu’il est mis en œuvre par les organismes privés et
les États.
Trente
ans après, le chant funèbre et ironique de Marc Angenot conserve sa pleine
actualité. La situation ne s’est guère améliorée, elle s’est répétée et certainement
amplifiée. Elle a peut-être empiré. Mais les raisons d’un tel phénomène sont
plus complexes et variées que ne le pensait l’auteur. L’analyse appelle enfin
le doute sinon la perplexité. Car aussi moribonds qu’ils soient, les départements
incriminés ont survécu au terme de trois décennies, inégalement sans doute,
mais ils continuent d’exister en dépit des coups portés par les
« gouvernances » universitaires, l’idéologie des réformes et les
décisions émanant des ministères de tutelle. Il faut donc croire que la discipline littérature obéit à une fonction qui n’est pas sans objet ni fondement –
une fonction qui engage au quotidien les oeuvres (toujours là...), les acteurs et les
connaissances qu’ils produisent.
* « Pour en finir avec les études
littéraires », Universitaires, Liberté, vol. 27, nº2, (158) 1985, p.
27-33.