La géographie des
savoirs ne se sépare pas de la perception des paysages, et réciproquement. En premier lieu, cette
question régulièrement posée, où se nouent diversement (quand ils ne sont pas
confondus) la/les « littérature(s) », les « humanités » et
le rôle de la théorie au cœur des institutions et des sociétés. Certes, elle ne
s’énonce pas dans des termes identiques de ce côté-ci de l’Atlantique. Elle n’a
pas les mêmes présupposés. Mais l’effet d'écho est instructif. Car la question est aussi
devenue un lieu commun, obsédant, au point qu’elle a produit une rhétorique
désormais reconnaissable, avec son genre d’écrits, au ton souvent dramatique,
dont on pourrait constituer l’archive au terme des deux dernières décennies. De
l’essai à l’article de journal, les rapports entre savoir et pouvoir s’y
donnent enfin à lire. Court examen d’une parole publique.
Le 11 octobre 2010,
Stanley Fish signait dans The New York Times un article très
remarqué : "The Crisis of the Humanities Officially Arrives". Il
réagissait de la sorte à la suppression des départements littéraires de
l’université SUNY Albany, accusant directement la gouvernance mise en œuvre par
la présidence au nom d’une idéologie productiviste et consumériste. L’élément
qui avait déclenché cette intervention publique tenait surtout à « the
elimination of French », lieu incontestable pourtant du dynamisme
intellectuel dans les années soixante et soixante-dix. L’ironie légitime par
laquelle Fish ciblait le scandale se conjuguait à une discrète nostalgie, en
évoquant entre autres la force de frappe de la French Theory sur
le continent américain. Certes, la notion de Theory, qui se
rapporte au postructuralism et au postmodernism, y
associant un modèle d’abord philosophique (Deleuze, Foucault, Lyotard,
Derrida), n’a pas le même sens que l’idée de Théorie. Mais il faut
en convenir également : les départements littéraires sont menacés pour les
mêmes raisons en Europe et en France, et déclinent rapidement.
Dans le devenir des
humanités, révélateur des tensions qui apparaissent entre savoir et pouvoir, la
théorie littéraire a pourtant son rôle à jouer. C’est sa fonction au sein des
sociétés et des cultures qu’il importe d’analyser. A cet égard, l’intervention
de Fish, pourtant reconnu pour ses travaux sur Milton, et surtout The
Authority of Interpretative Communities, sans parler de sa critique des
politiques universitaires, traduit bien le degré zéro de la théorie. Avant
d’envisager des solutions à « la crise », encore convient-il
d’identifier adéquatement ses enjeux. S’il faut prendre « the bull by
the horns », comme l’auteur le suggère, est-ce vraiment en expliquant
(explain) et en (se) défendant (defend) auprès du public ?
En refusant par exemple de justifier économiquement nos disciplines ou
d’accréditer le cliché du chercheur oisif qui leur est attaché ? Dans le
meilleur des mondes, la rhétorique de l’argumentation a sûrement cette
efficience présumée. Il subsiste néanmoins un problème capital, c’est la valeur
des humanités, qui en cache un autre : la corrélation entre la pensée de
la valeur et la pensée de l’humain. L’économisme de la compétitivité et de la
productivité est une conception possible de ce rapport. Bien qu’il ne croie
plus les humanités capables de « enhace our culture, our society, our
humanity », Fish s’abstient de répondre à ce problème. En janvier
2008, dans le même journal, l’auteur précisait toutefois : « To
the question “of what use are the humanities ?”, the only honest answer is
none whatsoever », ajoutant : « The humanities are their own
good » (Will the Humanities Save Us ?). Ce qui est un
reliquat d’idéalisme. Or s’il existe un lieu qui construit ce lien entre la
valeur et l’humain, c’est précisément la littérature. Chaque œuvre l’invente
même spécifiquement, articulant la requête de la valeur (la qualité artistique
des textes) à l’expression des valeurs (les normes collectives).
S’il fallait justifier
la théorie littéraire au sein des humanités, ainsi que le voudrait Fish, c’est
donc comme anthropologie critique. Penser l’homme de la
littérature, c’est d’abord penser ce que les œuvres font à nos représentations
(et nos pratiques) du sujet, de la société, de la culture, de la politique, la
manière dont elles les transforment. A ce titre, la critique n’est pas un genre
(appelé « critique littéraire »), mais plutôt l’éthique de la
théorie. Elle a peu à voir avec la version sceptique et réactionnaire, qui s’est
installée dans les études françaises, amalgamant crise de la théorie, déclin
des humanités et fin de la littérature (Compagnon, Todorov, W. Marx). La
théorie est critique en ce qu’elle ouvre, à partir de la littérature, un
questionnement sur les épistémologies qui ont pour objet l’humain
(linguistique, sociologie, histoire, philosophie…). La critique est ce qui
donne à la théorie sa fonction dans la société, et révèle le sens qu’elle a
« dans la vie des hommes » (Max Horkheimer). En prise (ou en conflit)
avec la société, la théorie littéraire ainsi définie est une forme de l’utopie.
* Publié initialement
dans la série Arts Insights. Challenging Ideas for the Future (McGill
Queen's University Press, hiver 2011)