On
me demande : « Quel regard portez-vous sur votre statut de professeur
français au Québec ? ». Depuis six ans que je sévis ici, dans cet obscur
bureau rattaché au pavillon des Arts de l’université McGill, j’ai dû sûrement
y réfléchir. Disposé en contrebas d’un « château » au design vaguement médiéval, sinon kitsch, qui domine un segment de l’Avenue Penfield à Montréal, ce bureau
relève d’ailleurs plutôt de l’abri troglodytique. C’est en quelque sorte l’angle mort du département auquel je suis affilié ; les autres offices que je convoite désespérément sont
plus lumineux. Mais, cette fois, il s’agit de répondre sérieusement au journal francophone qui circule sur le campus. De prime abord ingénue, qu’elle
fâche ou qu’elle embarasse, la question paraît surtout retorse. Car elle est à
tiroirs multiples. Elle oblige d’abord à inventer un point de vue sur soi, et par conséquent à penser sa place dans une
société qui n’est pas la sienne à l’origine, plus encore ses rapports à une
institution, l’université McGill en l’occurrence. État de réflexivité auquel
d’une manière générale répugnent le savant et l’enseignant, double figure que
recouvre la notion de « professeur d’université ». À distinguer
absolument d’un côté de l’intellectuel, de l’autre des fast thinkers qui paradent sur Radio-Canada, RDI et CBC. Soit que
le dit professeur éprouve un dédain profond pour ce genre d’interrogatoire,
prompt à l’éloigner des si hautes abstractions de l’activité connaissante, soit
qu’il laisse à d’autres le soin de penser ce « statut », notoirement
l’appareil académique dont il dépend, qui lui finance ses recherches ou qui le
rétribue au quotidien pour ses cours. Servitude volontaire, qu’ont bien révélée
les événements du Printemps Érable, d’aucuns abdiquant alors leur sens critique
élémentaire au seuil de la salle de classe – muets ou consentants par exemple
devant l’appel à la délation autorisée par l’administration (et la Principal du temps, Heather Munroe-Blum),
les petits rapports sur les agents « séditieux » qui auraient sévi
sur le campus, etc. La suite est connue. En 1937, Horkheimer rappelait que la
science et, par conséquent, le sujet de la connaissance ne se séparaient pas du
processus de l’histoire et de ses tensions sociales, qu’ils participaient
directement des réalités économiques. La question se complique néanmoins, à un
deuxième degré, par la situation
(plutôt que le statut) du professeur comme étranger
dans une université du Québec – elle-même singulière par son histoire et sa
langue, ses valeurs culturelles et son ouverture résolument internationale. On
occupe un bref instant le regard satirique des Persans de Montesquieu, non pas
tant à l’endroit de la Belle Province (qu’il n’y a aucune raison d’épargner
cependant) que de la France : là-bas – la paupérisation de l’université
depuis 1968, un sous-financement structurel aggravé par les réformes de 2007
(loi dite « LRU »), sa logique de plus en plus managériale inspirée
par des portions du modèle nord-américain mais doublée d’étatisme et
d’autocratisme, ses retards en matière de culture numérique, le manque de
moyens et d’encadrement des étudiants, notamment pour ceux qui sont en détresse
sociale ou psychologique, des cursus uniformisés depuis le processus de Bologne
mais de moins en moins exigeants (LMD, mastérisation), des atteintes
continuelles aux libertés académiques, la bureaucratisation à marche forcée des
professeurs, qui les détourne de leur recherche. Il serait naïf toutefois de
croire que cette énumération ne contient que des différences qui sépareraient
la France du Québec voire du Canada. Si elles ont une histoire propre, ces deux
sociétés obéissent comme toutes celles qui figurent répertoriées par l’OCDE à
la logique dévastatrice du capitalisme cognitif (Academic Capitalism*). Et l’université McGill en est un terrain
expérimental. À un troisième, et dernier niveau, la question prend une allure
dramatisée. Car le professeur français
au Québec y est d’abord professeur de littérature française dans un département de surcroît appelé Département de langue et littérature
françaises (dans une université anglophone, ce qui ne manque pas d’être
piquant). Et non simplement d’Études
françaises, d’Études littéraires
ou, monstre épistémologique, de Lettres
et Communication (voir le cas de l’université de Sherbrooke).
Celui-là au contraire ressemble à s’y méprendre à un département de littérature
française en France tel qu’on ne l’y trouvera probablement plus dans quelques
décennies. Pour ce qui nous regarde, l’intitulé est en effet un curieux reliquat
de colonialisme, et ce « département d’outre-mer » situé au Québec doit
historiquement beaucoup à la « métropole** ». S’il est temps
assurément de le débaptiser tant il sent cette odeur de moisi qu’on respire
dans les églises, en revanche, ce qui m’y plaît c’est que par-delà ses allures indéniablement
régressives et même franchement réactionnaires, j’y suis au contact de
collègues et d’étudiants installés dans la pluralité des langues, des
littératures, des cultures : « francophonies » du Sud et du
Nord, littératures québécoise, acadienne, franco-ontarienne, littérature
française d’Ancien Régime, moderne et contemporaine, sans oublier la
sociolinguistique du français et le rôle pivot qu’y joue la traduction
littéraire.
* Sur ce point, voir notamment Sheila Slaughter & Gary Rhoades, Academic Capitalism and the New Economy (John Hopkins University
Press, 2009), ainsi que Christopher Newfield, Ivy and Industry: Business and the Making of the American University.
1880-1980 (Duke University Press, 2004).