C’est
une obsession ici. On le sait. Au point que la question m’ennuie. L’entretien
qui suit, après lecture du livre de Pierre Encrevé, Conversations sur la langue française (Gallimard, 2007), s’attache
néanmoins à cibler plutôt quelques discours actuels sur l’état de la langue
française*.
— J’ai beaucoup de
questions à vous poser et je ne sais pas par où commencer…
— Mais il y a d’autres interlocuteurs. Je ne suis pas
spécialiste de la langue française. Et pour l’essentiel, je la vois à travers
les œuvres littéraires.
— Parce que c’est
vous qui m’avez dit de lire ce livre !
— Fair enough (comme on dit en bon français).
— Commençons, on retrouve
la même remarque chez trois intellectuels français, Hélène Carrère d’Encausse,
Alain Finkielkraut et Antoine Compagnon sur les dangers qui menacent
l’enseignement du français : ils prennent chacun l’exemple des professeurs
de maths se plaignant de ne plus pouvoir faire comprendre leurs énoncés tant le
niveau de français régresse. Quelle est donc la situation du français? Faut-il
s’en plaindre? S’en rassurer ?
— Plusieurs remarques préalables. D’abord, cette
inquiétude sur l’état du français n’est pas une nouveauté, mais un discours
stéréotypé qu’on nous assène, et qu’on est contraints de supporter depuis
bientôt un siècle. À croire que les deux mots « français » et
« déclin » sont devenus synonymes. Ce discours prend l’une de ses
sources dans les années 1930, près de Charles Bally, un linguiste. Ensuite,
pour ce qui regarde le discours contemporain, la controverse est régulièrement
agitée autour de l’enseignement. S’il y a là une donnée capitale, et nul
n’ignore le rôle joué par l’appareil scolaire en France depuis la IIIe République, est-ce pour autant
la même chose ? La vitalité d’une langue se mesure-t-elle uniquement à l’apprentissage et à la transmission,
résolument normés ?
Quant
aux trois porte-parole que vous citez, qui se piquent de défendre si bien la
langue française, comme ils prétendent ailleurs sauver la littérature et la
culture qui se produisent dans cette langue (et qui dépassent, à ce titre,
l’espace hexagonal, son alarmante étroitesse), ce sont pour rappel des modèles
médiatiques et bien-pensants, qui agitent à dates régulières inquiétudes et
réflexes conservateurs. Ce qui suffirait à situer leurs propos.
Mais
avant d’aller plus loin, je souhaiterais demander à nos pleureuses, si bien
informées, et tellement angoissées devant le présent, sur quels critères
tangibles et vérifiables ils bâtissent
leur argumentaire.
— Il y a justement
un rapport sur la francophonie qui a été déposé par un député français Pouria
Amirshahi le 22 janvier dernier qui fait preuve d’un certain scepticisme et qui
invite le gouvernement à réagir. Il rapporte notamment les propos d’Hubert
Védrine, ancien ministre des Affaires Étrangères qui écrit dans un rapport
adressé au Président de la République datant de 2007: « L’indifférence des
élites françaises au sort du français, et de la francophonie – mis à part les
spécialistes –, est un scandale et une absurdité. Manifestation, sans doute,
d’une sorte de déprime nationale et de faux modernisme, se préoccuper du
français leur paraît une obsession de vieilles barbes, le comble étant atteint
dans les milieux économiques globalisés où le snobisme, en plus de l’efficacité
pratique, s’en mêle. Ni les Espagnols, ni les Russes, ni les Arabes, ni les
Chinois ni les Allemands entre autres ne sont aussi désinvoltes avec leur
propre langue. Si l’américain était sérieusement menacé, les États-Unis
n’hésiteraient pas à adopter des lois Tasca / Toubon ! La France est le
seul pays qui a la chance de disposer d’une langue de culture et de
communication et qui s’en désintéresse, sauf institutionnellement. Le résultat
en quarante ans est là. » Il remet une certaine responsabilité sur les
élites françaises, comme les conseils d’administration qui passent au
tout-à-l’anglais.
— De qui parle-t-on? Des élites
intellectuelles ? Du monde économique ? De la classe politique ?
Il y a plusieurs visées dans cette citation, à la fois un reproche à l’égard
des « élites » et une série d’exemples tirés de milieux économiques,
agissant à l’échelle mondiale (à moins que ce ne soit les mêmes). Avec cet
autre lieu commun des temps présents, qui est l’hégémonie de l’anglais –
domination qui en soi, et quelle que soit la langue, n’est jamais une bonne
chose. Enfin, une assimilation dommageable entre la langue et la culture.
Personne ne niera que l’influence de la culture française dans le monde s’est
largement infléchie. Cela posé, bien que langue et culture interagissent
constamment, on ne peut simplement conclure du déclin de l’une au déclin de
l’autre. Enfin, peut-on penser la
langue, une langue sur le mode
binaire «langue de culture » / « langue de
communication » ? Émile Benveniste l’a montré depuis longtemps, réfutant
la thèse instrumentale : avant toute chose, le langage sert à vivre.
La communication n’en est qu’une dimension.
— C’est la
distinction que fait implicitement Pierre Encrevé dans son livre, qui dit que
le français est une langue distinguée, que « ce n’est pas une langue qui
rapporte mais une langue qui apporte quelque chose de tenu pour
exceptionnel », à l’inverse de l’anglais qui serait précisément une langue
qui rapporte.
— La conversation que nous avons en ce moment est-elle
distinguée ? Je reste méfiant devant ce qui pourrait éventuellement
dissimuler un cas d’ethnocentrisme. Car à raisonner de la sorte, – le prestige
attaché à l’exceptionnel – mais je ne me souviens pas du propos d’Encrevé, on
risque de laisser penser inversement que les autres langues ne sont pas
porteuses de culture au même degré que le français. Ce qui est une
représentation voire un imaginaire possible. Du moins est-il certain que du
lien historique qui a pu exister, et continue d’exister entre langue et culture
en français, on ne saurait déduire quelque implication naturelle ou essentielle.
À la langue distinguée, il conviendrait d’ailleurs d’ajouter son usage comme
idiome de la diplomatie au XVIIIe
siècle, dont certains ne se sont pas encore remis.
De
ce point de vue, ce qui vaut pour le français s’applique à l’anglais, dont le
sous-texte (à travers l’opposition apporte
vs rapporte) établit explicitement le
lien à la mondialisation capitalistique réglée sur l’évangile néolibéral. Pour
une mise au point, je renvoie au livre remarquable de Claire Joubert, Critique de l’anglais. Poétique et politique
d’une langue mondialisée**. Du reste, les contre-exemples à une proposition
aussi générale prolifèrent. Si je vois l’anglais inversement comme langue de
culture, il m’est difficile de dire que Shakespeare, W. H. Auden, Faulkner,
etc., plus près de nous Alice Munroe, rapportent.
On
touche à l’amalgame récurrent entre la langue et ce qui n’est pas elle. Ceux
qui déclarent que l’anglais est la langue de la mondialisation, ou constitue un
idiome impérialiste (au plan économique, culturel, etc.), ressemblent à ceux
qui, à la manière des révolutionnaires, affirmaient que le français était la
langue de la liberté. Ce qui est aussi incontestable que de rappeler combien le
français a été la langue de la colonisation.
— On sent chez les
linguistes le désir d’opposer à une langue qui reflèterait une vision de la
France, l’idée du français comme étant un créole du latin, selon Pierre
Encrevé, qui nous amènerait vers le métissage universel.
— L’idée de créole prend
appui sur l’histoire de la langue française. Mais donnez-moi un contexte.
— C’est surtout
par rapport au fait que le français est en train de se mouvoir plus rapidement
aujourd’hui, après avoir été cadastré durant des siècles par des règles
établies depuis Malesherbes.
— Étendue, la notion de
« créole » a cet intérêt qu’elle promeut une logique d’impureté et de
métissage, qui est le fonctionnement ordinaire des langues, loin en tous cas du
mythe du génie. Koltès disait que
la langue française n’était belle pour lui qu’à condition d’être maniée par un
étranger. Voyez La Nuit juste avant les
forêts.
Pour
revenir au discours décliniste, il est sans doute inséparable de l’histoire du
français depuis l’âge classique, des missions attribuées en 1635 à l’Académie française,
le besoin de surveiller et de légiférer (sur) la langue. L’histoire du français
est très institutionnelle et normative. L’objectif de l’Académie française lors
de sa création par Richelieu, et selon les lettres patentes de Louis XIII, est
de produire un dictionnaire, ce qui arrive tardivement dans le siècle (au point
que les lenteurs et les arguties lexicales des Immortels exaspéraient Louis
XIV), mais aussi d’établir une grammaire, une poétique. En regard, au XIXe siècle, on découvre les
dessous de la langue, sa diversité. La langue verte, la langue érotique. Entre
bien d’autres, je pense à Alfred Delvau qui a établi un dictionnaire de la
langue érotique dans les années 1860. On s’intéresse à l’argot, la langue des
criminels. Considérez les positions artistiques de Hugo.
Se
pose par ailleurs la question du recul des dialectes et la continuation du
processus d’unification de la langue sur le territoire, qui ne sera
véritablement acquise qu’au cours du XXe siècle. Il y a à la fois ce
mouvement d’homogénéisation et de l’autre côté une reconnaissance de la pluralité
interne, quelque chose que vont mettre à profit les écrivains.
— Par rapport à
l’homogénéisation du français et à sa normalisation, Pierre Encrevé note un
paradoxe. Il dit : « Après 1960, au moment où le français a
complètement triomphé en France de toutes les langues régionales concurrentes,
où on le fait intégrer par tous les enfants sur le temps long de l’enseignement
obligatoire et avec le relais du développement généralisé de la télévision,
c’est à ce moment-là que commence à faiblir la reconnaissance mondiale de la
littérature française contemporaine. » Est-ce qu’on peut imputer une
certaine responsabilité de l’arrivée des médias de masse et de
l’industrialisation de l’édition sur ce phénomène ?
— Le glissement est là encore observable, qui va de
la langue à la littérature, comme si c’était la même chose. Il est indéniable
que la langue est une condition de la littérature, qu’en retour la littérature fait
la langue comme elle invente la culture, de la culture. Mais de là à
établir une corrélation ou ce point de basculement chronologique entre langue
et littérature… au demeurant inséparable de la période coloniale et
post-coloniale. De nouveau, le point de repère implicite est le français comme
langue de culture, syntagme ambigu, on l’a vu. Enfin, l’idée de culture
est clairement associée ici aux créations de l’esprit, c’est-à-dire au sens
restrictif de la notion.
— Il y a une prise
de conscience au niveau institutionnel, au niveau politique. Le rapport de
Pouria Amirshahi vante l’exemplarité de la politique linguistique québécoise,
qui serait un modèle à imiter en France. Aujourd’hui nous sommes en période de
campagne, et si le Parti Québécois passe, il propose de renforcer la loi 101.
— Bien entendu. Mais les
analogies sont ou risquées ou trompeuses. La France n’est pas soumise à la
réalité du colinguisme (plutôt que du bilinguisme) comme l’est le Québec.
L’anglais n’y joue pas le rôle d’adstrat.
— C’est que le
discours du déclinisme en France s’articule surtout autour de l’anglais,
l’enseignement et les élites. Ce sont les trois piliers qui reviennent. On peut
prendre l’exemple de Michel Serres, qui dit dans une entrevue à La Depêche
« La classe dominante n’a jamais parlé la même langue que le peuple.
Autrefois ils parlaient latin et nous, on parlait français. Maintenant la
classe dominante parle anglais et le français est devenu la langue des
pauvres ; et moi je défends la langue des pauvres ».
— L’argument polémique contre
l’anglais vise des effets de domination, émanant des classes d’affaires, des
gouvernants, des médias. Il faudrait y
ajouter les milieux scientifiques. L’observation de Pierre Encrevé est très
juste, les médias peuvent véhiculer des éléments tels que les anglicismes. Ils
jouent aussi, de la presse à la télévision ou autres technologies, un rôle
positif dans la diffusion de la langue. Il n’y a aucune raison de les mépriser ni
d’en faire une source diabolique.
Quant
aux anglicismes, on assiste déjà à leur entrée au XVIIIe siècle.
Autant en juger avec mesure et discernement. Savez-vous par exemple ce qu’est
le drawback ? Certes,
l’inconvénient, le désavantage, le handicap, le revers. Attesté en 1755, c’est d’abord
un terme technique relatif aux échanges commerciaux, que le CNRTL glose
ainsi : « Remboursement, à
l’exportateur de produits manufacturés, des droits de douane payés lors de l’importation
des matières premières qui ont servi à fabriquer ces produits. » (http://www.cnrtl.fr/definition/drawback).
Pour
revenir au parallèle France/Québec, il faut croire que les peuples ne sont pas
faits pour s’entendre. Dans son court essai, On n’emprunte qu’aux riches***, Chantal Bouchard montre très bien
que le prestige de l’anglais (et des anglicismes) auprès de la population
française tient à l’influence de l’Empire britannique et a pris des formes
nouvelles après guerre avec le modèle culturel des États-Unis. À l’inverse,
l’anglais a été historiquement inséparable de la sujétion économique chez les
Québécois. Dire plug, plutôt que prise, spécialement quand on ignore
l’équivalent français, c’était trahir par exemple ses origines sociales.
Quant
à l’analogie suggérée par Michel Serres, l’anglais comme langue des dominants,
le français comme langue des pauvres, elle est absolument truquée dans son
rapport au latin. Il n’y a rien de l’ancienne opposition entre vernaculaire et
savant, encore moins de la situation de diglossie dans laquelle se trouvent les
clercs de l’âge médiéval. La déclaration, outrageusement simpliste, ressortit à
une idéologie populiste.
— Je pense que le
raisonnement de Serres part d’une considération sur le langage
publicitaire ; il fait le rapprochement entre la France sous l’Occupation.
En disant qu’il y a « plus de mots anglais sur les murs de Toulouse qu’il n’y
avait de mots allemands pendant l’occupation »
— Mettons un bonnet d’âne sur l’auteur de l’Éloge
de la philosophie en langue française.
— J’ai une
dernière remarque, tirée du dernier séminaire de Roland Barthes, qui
disait : « Nous vivons un renversement. Le bien-écrire, entraîné dans
la débâcle esthétique de la bourgeoisie, n’est plus respecté, c’est-à-dire
qu’il n’est plus observé. […] Il devient un langage volontairement artificiel,
à part, difficile. Nous devons aujourd’hui concevoir l’écriture classique comme
déliée du durable dans lequel elle était embaumée. N’étant plus prise dans le
durable, elle devient nouveau. Ce qui est fragile est toujours nouveau. Où est
la diversité du vivant? Est-elle dans l’écriture? Je devrais dire le writing, des
stéréotypes de l’actuel, ou dans le principe du style, énoncé par Flaubert à 33
ans ? Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles
dans une forêt. Toutes dissemblables en leur ressemblance. »
—
Le bien-écrire n’est
plus respecté ? Mais qui ne s’en féliciterait pas ? Derrière nous, deux siècles d’histoire qui
ont promu le mal dire – exprès, la difformité, les contrefaçons, les malfaçons,
le mauvais goût. Cette filiation commence probablement avec Hugo dans la
préface de Cromwell, elle se poursuit chez Baudelaire dans Les Fleurs
du Mal, se réinvente chez Rimbaud, Verlaine, Corbière, Jarry, Lautréamont,
et la liste serait longue au XXe siècle de tous « ceux qui
merdrent », depuis les blocs de kha-kha d’Antonin Artaud au Mal vu mal dit
de Beckett. Fragiles ou durables ? Combien d’auteurs ont vu en retour leurs œuvres qualifiées de
monstrueuses, méconnaissables et inintelligibles, alors que ce mal dire y figure comme éthique ? Et une éthique de la langue, en premier lieu.
* Version remaniée d’un dialogue avec Le Délit, journal francophone du campus
de l’université McGill, 1 avril 2014.
** Claire Joubert, Critiques de l’anglais. Poétique et politique d’une langue mondialisée,
Limoges, Lambert-Lucas, 2015.
*** Chantal Bouchard, On n’emprunte qu’aux riches. La valeur
sociolinguistique et symbolique des emprunts, Montréal, Éditions Fides,
1999.