Dans la « vie de
relation » (Problèmes, II, p. 24) qui est au centre du projet de « culturologie », la critique de la
pensée substantive et la promotion de la théorie relationnelle posent l’objet
comme phénomène symbolique sans reste, alors que les sciences sociales (entre autres et depuis) n’ont eu de
cesse de remonter vers les pratiques, les expériences, les schèmes cognitifs, comme
autant d’éléments irréductibles aux modèles linguistiques et aux formalités :
« Les phénomènes propres au milieu interhumain […] ont cette
caractéristique de ne pouvoir jamais être pris comme données simples ni se
définir dans l’ordre de leur propre nature, mais doivent toujours être reçus
comme doubles, du fait qu’ils se relient à autre chose, quel que soit leur
référent. » (Problèmes, I, p. 44). Et pour autant, il ne s’agit pas d’une indifférence au référent,
ou pire : au réel, selon le procès souvent intenté a posteriori aux épistémologies structurales. La science de la
culture est la science de l’altérité : science des relations – des différences
et des valeurs que produisent et font circuler les sociétés. Et il y a au moins
deux optiques, qui recroisent la distinction « sémiotique » et « sémantique » :
l’une ressortit au geste « d’identifier, de décomposer puis de classer les
éléments signifiants de notre culture » (Problèmes, II, 25) à la manière des morphèmes et des
phonèmes – le côté lévi-straussien ; l’autre regarde vers les modes différentiels
d’appropriation, de production, d’invention des valeurs : la langue comme
système de discours et fabrique des énonciations, à la manière des phrases. Et
on pourrait substituer « culture » à « phrase » : « […] Tout homme invente sa langue et l’invente toute sa vie. Et tous les
hommes inventent leur propre langue sur l’instant et chacun d’une façon
distinctive, et chaque fois d’une façon nouvelle. Dire bonjour tous les jours
de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention. À plus forte raison
quand il s’agit de phrases, ce ne sont plus les éléments constitutifs qui
comptent, c’est l’organisation d’ensemble complète, l’arrangement original,
dont le modèle ne peut pas avoir été donné directement, donc que l’individu
fabrique. Chaque locuteur fabrique sa langue. » (Problèmes, II, p. 18-19). Et de fait, il ne saurait y avoir
de langue de la culture ou de dictionnaire des représentations et des valeurs. La
double conséquence, c’est quand même que : a) Benveniste ne présuppose pas
de coupure a priori entre « culture élitaire » et « culture ordinaire » ou
« culture savante » et « culture populaire » – à la manière
de certains historiens, ethnologues ou sociologues par exemple, mais envisage un
phénomène divers et cependant continu (« un ensemble très complexe de
représentations, organisées par un code de relations et de valeurs :
traditions, religion, lois, politique, éthique, arts », Problèmes, I, p. 30), et
finalement réfléchit sur la création ordinaire de la culture. b) Benveniste soustrait le concept
à sa logique conservatrice et patrimoniale. La culture n’est pas un objet du
passé, elle se produit dans le présent pragmatique des interlocutions :
historicité des valeurs et des collectivités qui les portent (et on le sait, il
y a ceux qui écrivent la culture comme d’autres écrivent l’histoire et ceux qui
font la culture comme ils font l’histoire, ce sont rarement les mêmes).