Ça n’a pas traîné. Déclaration d’un groupe
d’universitaires et de chercheurs à propos du projet de réédition des pamphlets
de Céline, « à paraître dans L'Obs », que je viens de recevoir de Marc Angenot. Étrangement, peut-être, alors
que la critique porte notamment sur la qualité et le genre d’édition, aucune
mention de l’édition québécoise des Œuvres polémiques au Québec en 2012. Car il y a eu précédent. Voir
post « Reverdie et hainographie » (8 décembre 2017).
« Qui a lu les
pamphlets de Céline en connaît la dangereuse virulence. Le talent stylistique, le
sens de la formule portent loin, sans euphémisation, la haine et la violence,
celles bien évidemment du racisme et de l’antisémitisme. L’aura littéraire de
l’auteur, qui leur confère une force de séduction supplémentaire, ne doit pas
oblitérer leur ancrage historique, ni leur caractère propagandiste pleinement
assumé par Céline lui-même. Ces textes ont fait la preuve, pendant
l’Occupation, de leur redoutable efficacité en banalisant la haine antijuive,
en la rendant « acceptable », en préparant les esprits aux mesures de
discrimination adoptées par Vichy dès 1940. Ces pamphlets se caractérisent par
la facilité avec laquelle ils se prêtent au découpage, à la reprise en
citations. « Nous en savions des
pages et cent aphorismes par cœur »
déclare Lucien Rebatet à propos de Bagatelles
pour un massacre (1937). On peut imaginer que ce danger n’est pas
écarté aujourd’hui, au vu de ce que l’on peut lire sur Internet, et dans un
contexte où, en France comme en Europe, on en arrive à tuer des Juifs parce
qu’ils sont juifs. À cela, les pamphlets
ajoutent un engagement clairement
prohitlérien, au point d’appeler à une « confédération
des États Aryens d’Europe » et à une « armée franco-allemande »
comme « seule force anti-juive en ce monde » (L’École des cadavres, 1938). Pour ces différentes raisons, une
réédition de tel ou tel pamphlet de Céline ne peut être envisagée à la légère.
Une édition critique des
pamphlets céliniens se doit de prendre en compte le statut très particulier de
ces textes et de s’interroger sur leurs effets. S’ils appartiennent à certains égards à la littérature
pamphlétaire, ils relèvent aussi, bien évidemment, de la propagande raciste et
antisémite d’inspiration nationale-socialiste.
À ce titre, ils concernent l’histoire dans divers domaines : allusions
souvent trompeuses à la Première Guerre mondiale ou à l’actualité de
l’avant-guerre, références douteuses au régime de Vichy, à la Collaboration ou
à l’actualité de la Seconde Guerre mondiale (pour Les Beaux Draps et les rééditions des deux premiers pamphlets), réactivation
du mythe de la Révolution « judéo-bolchevique », emprunts à la
propagande nazie, qu’elle soit française, allemande, américaine,
canadienne. Ces textes renvoient, par
leurs « citations », à l’histoire du judaïsme, à celle de l’antisémitisme, du racisme et de
l’antiracisme. L’histoire des idées et des représentations sociales y est
impliquée. En ce qu’ils cherchent à faire croire et à faire faire, ils
requièrent aussi l’analyse du discours argumentatif.
C’est dire qu’une
édition scientifique ne pourrait qu’être le fait d’une équipe de spécialistes
des différents domaines concernés. Il
s’agit d’une tâche qui doit prendre le temps nécessaire. Elle ne peut se faire
à la va-vite. L’édition critique allemande de Mein Kampf, parue en 2016 sous l’égide de l’Institut d’histoire
contemporaine de Munich, constitue,
selon nous, un modèle et une référence : on remarque que les annotations
et les éléments bibliographiques occupent plus des deux tiers du volume. Pareils
textes de propagande requièrent une contextualisation rigoureuse susceptible de
mettre en lumière les citations ou les chiffres falsifiés, de démonter les mensonges
et les accusations diffamatoires. Une
édition scientifique des pamphlets céliniens se doit de répondre par des faits,
des apports de la recherche historique et des analyses à des écrits qui, sans
cela, resteraient purement et simplement des textes de propagande haineuse et
dangereuse. À cet égard, la décision de publier ou non les notes et les
commentaires en regard des textes est de haute importance. Le mode de lecture
des pamphlets ne serait pas modifié si l’appareil critique était placé en fin
de volume. Leurs effets de séduction et de persuasion ne seraient guère
affectés.
Ne pas inscrire ce
projet dans cette démarche rigoureuse, ne pas le fonder sur des principes
méthodologiques scrupuleux, cela conduirait à conserver leur caractère
originel à ces écrits incendiaires : l’incitation à la haine raciale que la Loi
punit. Alain Soral, Dieudonné M’Bala M’Bala ou Jean-Marie Le Pen ont été
condamnés pour des propos beaucoup moins violents que bien des passages des
pamphlets.
Nous n’entretenons pas l’illusion de « convertir » les
racistes et/ou antisémites invétérés. Mais nous pensons que la connaissance et
l’analyse critique permettent seules d’éclairer les citoyens dans une société
démocratique.
Signataires :
Marc Angenot Professeur, titulaire de la chaire James
McGill d’étude du discours social (Montréal)
Annette Becker Professeure d’histoire contemporaine à
l’université Paris-Nanterre
Emmanuel Debono Historien, Paris 1
Annick Duraffour Professeure en CPGE
Philippe Gumplowicz Professeur à l’université d’Évry-Val d’Essonne
Laurent Joly Directeur de recherche au CNRS
Grégoire Kauffmann Historien et éditeur, enseignant à Sciences
Po Paris
Marie-Anne
Matard-Bonucci Professeure d’histoire
contemporaine à Paris 8
Henry Rousso Directeur de recherche au CNRS
Odile Roynette Maîtresse de conférences HDR en histoire
contemporaine à l’université Bourgogne-France-Comté
Pierre-André Taguieff Directeur de recherche au CNRS »